Adopter un regard critique sur une chose proche
[[26-03-2024]]
La communauté anarchiste ne m'avait rien demandé. Rien proposé non plus d'ailleurs. Elle ne m'a rien voulu, rien posé comme question. J'ai tout fait de mon propre gré. J'avais mes propres moulins à combattre, un Don Quichotte qui s'en prend à du papier et de l'encre. Pas n'importe lequel d'ailleurs, mais celui qui représentait des idées profondes en moi. Je devenais un double moi, entre ma foi dans l'idée et l'action anarchiste et mon scepticisme sur les méthodes. Je menais une recherche sur le graphisme anarchiste, et j'ai pris par défaut un parti critique, non pas parce que je voulais le rabaisser mais parce que je souhaitais rendre service à un mouvement proche. Parce que j'en ai quelque chose à faire, parce que je m’inquiète pour les façons dont on communique et on se représente.
Les têtes d'affiche
Si je critique le graphisme que crée la communauté anarchiste, je critique en quelque sorte la communauté elle même. En tout cas c'est quelque chose que j'ai commencé à faire sans même y réfléchir. J'ai commencé par critiquer la glorification et l'héroisation des "maîtres à penser". Ce n'était pas à priori une question uniquement graphiste, mais de la pratique narrative des libertaires. Je m'en suis pris à l'ensemble des pratiques anarchistes au passage, en jetant toutes mes frustrations dessus pour éviter une prise de parti trop biaisée par l'anarchisme. Retour de bâton, je me suis retrouvé mangé par ces frustrations. J'ai commencé à douter de mes convictions, une chose saine si on a une certaine stabilité, certes, mais inutile de dire à quel point elle est dangereuse dans un moment de difficultés.
[[27-03-2024]]
J'en avais marre de voir des Nestor Makhno, des Pierre Kropotkine, des Emma Goldman et des Louise Michel, parmi d'autres, littéralement en tête d'affiche. On est au XXIe siècle les gens, pourquoi on continue à faire comme si on n'avait pas bougé depuis 1920? Naturellement, comme on commence à remarquer tous les vans blancs une fois qu'on a un van blanc nous-même, j'ai commencé à remarquer ces figures dans tous les coins des pratiques anarchistes, citées, re-citées, glorifiées. Si le mouvement veut survivre, il faut bien montrer plutôt des anarchistes en vie, ou du moins qui ne sont pas morts il y a cent ans, non? Des Ursula LeGuin, des Murray Bookchin, David Graeber, etc. ou alors des collectifs divers, mettons-les eux et elles sur un piédestal du moment, avant l’arrivée d'autres modèles par lesquels s'inspirer. Bref, j'ai commencé à me méfier de ces points argumentatifs calqués sur une nostalgie mal placée de la fin XIXe - début XXe. On s'en sort bien mieux aujourd'hui quand même, oui d'accord le mouvement n'est pas aussi fort, mais peut être la raison est-elle qu'on n'arrive pas à capter quelqu'un en lui montrant des exemples lointains. Malatesta avait dit -- ouais, mais Malatesta est mort. Les moments de doute sur l'anarchisme à cause de ce point se sont déversés sur moi aussi délicatement qu'un camion déverse le contenu de sa benne dans une décharge.
Score anarchiste
[[27-03-2024]]
Une des cibles de mes rétines-laser surpuissantes cokées au scepticisme qui brûlent tout sur leur passage et annihilent en moi la confiance que j'aurais pu avoir en ce mouvement était le "style général" des visuels anarchistes. Il était perpétuellement en oscillation, comme un pendule, entre la souffrance de voir le style "vintage" - lettrage et illustrations façon poster début XXe, et l'ennui de se trouver devant toujours les mêmes faux artefacts d'une époque punk où le collage et la photocopie prédominent avec une particularité "crade". Si vous ne croyez pas à mon Schopenhauer interne, demandez-donc à un groupe d'anarchistes de rendre l'affiche "plus clean" et portez vos meilleures baskets. J'ai comme l'impression qu'on n'ose pas sortir du style graphique anarchiste très souvent car ça ne sera pas aussi "anarchiste". Faut placer un A encerclé sinon personne ne comprendra que "ni dieu ni maître" s'oppose à l'oppression et à la hiérarchie les gars. D'ailleurs si t'as pas "ni dieu ni maître", pense même pas à créer une affiche anar. Mais mon raisonnement - ou ma rage, à ce moment je n'étais pas sur de pouvoir distinguer les deux - est partie à nouveau en dehors de l'imprimé et du visuel pour exprimer son dégoût pour tout ce qui est comparaison et gradation anarchiste. Régir sa vie sur des règles de bonne tenue libertaire, c'est un peu paradoxal, non? Il y a un minimum à respecter, bien sûr, pour faire tenir ses convictions debout, comme ne pas aider activement une expulsion, comme faire le plus possible pour éviter de créer une hiérarchie interhumaine, ou comme éviter de faire appel directement aux flics. Mais plus loin on retrouve "Voter, c'est antianarchiste, un vrai anar ne vote pas", par exemple. Excusez-moi ce moralisme anarchiste. A entendre ça je me crois devant un jeu d'enfants, du make-believe. Comment? Je ne devrais pas exercer un des seuls droits qu'on me donne pour avoir du poids sur les décisions qui affectent toute la société? J'ai pas de quoi trop me méfier moi, je tombe encore dans une catégorie privilégiée de mec blanc qui peut s'offrir une éducation dans le supérieur sans douiller, que ce soit la droite ou la gauche ou un amalgame des deux qui soit au pouvoir, je ne vais pas voir ma propre vie changer grandement. Pour autant, je ne peux pas nier que j'ai la liberté, le droit, et donc la responsabilité d'arrêter par le maximum de mes moyens, la possible oppression de personnes déjà marginalisées. Ça passe aussi par le vote, ça, en plus de l'action directe obligatoire. Appelez-moi le non-anarchiste, le quasi-anar, ou le libertaire à deux balles. M'en fous, je vote. C'est pas en parlant de théorie anarchiste au cabinet des ministres que je changerais quoi que ce soit. Votre score anarchiste, votre légitimité de s'appeler un tel ou un autre, vous pouvez vous la garder. Je continue à canaliser toutes mes frustrations avec le mouvement sur ce mémoire.
[[11-04-2024]]
Bon, ça mériterait un peu de clarté. Je vois bien comment une action peut être plus ou moins correspondante aux idéaux anarchistes. Mais pour ne faire que des actions anarchistes, il faudrait être dans un monde anarchiste, et non pas bourgeois, capitaliste, et régi par un État central. Il y a des problèmes ancrés dans la société qui nécessitent, parallèlement à un engagement visant à réduire en miettes la domination de l'humain par l'humain, la participation du moins partielle à un système existant pour en éviter les plus grandes dérives. Et oui, rien qu'en écrivant ces mots je me vois me faire huer parce que "j'accepte" ce système. Comprenez, il n'est pas facile de se pencher sur quelque chose qui tient à cœur, sur une communauté d'ami·es et une vie de discussions et actions enrichissantes, et venir y placer un doute. On se sent y cracher du venin, alors qu'on ne veut qu'exprimer un désagrément. C'est peut être pour cela et par une approche déjà défensive que je m'efforce de ne pas bégayer dans ma critique, l'assumer plus fort, mais l'assumer en tant que mienne, et non pas vérité absolue sur le mouvement.