Adopter un regard critique sur une chose proche

[[26-03-2024]]

La communauté anarchiste ne m'avait rien demandé. Rien proposé non plus d'ailleurs. Elle ne m'a rien voulu, rien posé comme question. J'ai tout fait de mon propre gré. J'avais mes propres moulins à combattre, un Don Quichotte qui s'en prend à du papier et de l'encre. Pas n'importe lequel d'ailleurs, mais celui qui représentait des idées profondes en moi. Je devenais un double moi, entre ma foi dans l'idée et l'action anarchiste et mon scepticisme sur les méthodes. Je menais une recherche sur le graphisme anarchiste, et j'ai pris par défaut un parti critique, non pas parce que je voulais le rabaisser mais parce que je souhaitais rendre service à un mouvement proche. Parce que j'en ai quelque chose à faire, parce que je m’inquiète pour les façons dont on communique et on se représente.

Les têtes d'affiche

Si je critique le graphisme que crée la communauté anarchiste, je critique en quelque sorte la communauté elle même. En tout cas c'est quelque chose que j'ai commencé à faire sans même y réfléchir. J'ai commencé par critiquer la glorification et l'héroisation des "maîtres à penser". Ce n'était pas à priori une question uniquement graphiste, mais de la pratique narrative des libertaires. Je m'en suis pris à l'ensemble des pratiques anarchistes au passage, en jetant toutes mes frustrations dessus pour éviter une prise de parti trop biaisée par l'anarchisme. Retour de bâton, je me suis retrouvé mangé par ces frustrations. J'ai commencé à douter de mes convictions, une chose saine si on a une certaine stabilité, certes, mais inutile de dire à quel point elle est dangereuse dans un moment de difficultés.

[[27-03-2024]]

J'en avais marre de voir des Nestor Makhno, des Pierre Kropotkine, des Emma Goldman et des Louise Michel, parmi d'autres, littéralement en tête d'affiche. On est au XXIe siècle les gens, pourquoi on continue à faire comme si on n'avait pas bougé depuis 1920? Naturellement, comme on commence à remarquer tous les vans blancs une fois qu'on a un van blanc nous-même, j'ai commencé à remarquer ces figures dans tous les coins des pratiques anarchistes, citées, re-citées, glorifiées. Si le mouvement veut survivre, il faut bien montrer plutôt des anarchistes en vie, ou du moins qui ne sont pas morts il y a cent ans, non? Des Ursula LeGuin, des Murray Bookchin, David Graeber, etc. ou alors des collectifs divers, mettons-les eux et elles sur un piédestal du moment, avant l’arrivée d'autres modèles par lesquels s'inspirer. Bref, j'ai commencé à me méfier de ces points argumentatifs calqués sur une nostalgie mal placée de la fin XIXe - début XXe. On s'en sort bien mieux aujourd'hui quand même, oui d'accord le mouvement n'est pas aussi fort, mais peut être la raison est-elle qu'on n'arrive pas à capter quelqu'un en lui montrant des exemples lointains. Malatesta avait dit -- ouais, mais Malatesta est mort. Les moments de doute sur l'anarchisme à cause de ce point se sont déversés sur moi aussi délicatement qu'un camion déverse le contenu de sa benne dans une décharge.

Score anarchiste

[[27-03-2024]]

Une des cibles de mes rétines-laser surpuissantes cokées au scepticisme qui brûlent tout sur leur passage et annihilent en moi la confiance que j'aurais pu avoir en ce mouvement était le "style général" des visuels anarchistes. Il était perpétuellement en oscillation, comme un pendule, entre la souffrance de voir le style "vintage" - lettrage et illustrations façon poster début XXe, et l'ennui de se trouver devant toujours les mêmes faux artefacts d'une époque punk où le collage et la photocopie prédominent avec une particularité "crade". Si vous ne croyez pas à mon Schopenhauer interne, demandez-donc à un groupe d'anarchistes de rendre l'affiche "plus clean" et portez vos meilleures baskets. J'ai comme l'impression qu'on n'ose pas sortir du style graphique anarchiste très souvent car ça ne sera pas aussi "anarchiste". Faut placer un A encerclé sinon personne ne comprendra que "ni dieu ni maître" s'oppose à l'oppression et à la hiérarchie les gars. D'ailleurs si t'as pas "ni dieu ni maître", pense même pas à créer une affiche anar. Mais mon raisonnement - ou ma rage, à ce moment je n'étais pas sur de pouvoir distinguer les deux - est partie à nouveau en dehors de l'imprimé et du visuel pour exprimer son dégoût pour tout ce qui est comparaison et gradation anarchiste. Régir sa vie sur des règles de bonne tenue libertaire, c'est un peu paradoxal, non? Il y a un minimum à respecter, bien sûr, pour faire tenir ses convictions debout, comme ne pas aider activement une expulsion, comme faire le plus possible pour éviter de créer une hiérarchie interhumaine, ou comme éviter de faire appel directement aux flics. Mais plus loin on retrouve "Voter, c'est antianarchiste, un vrai anar ne vote pas", par exemple. Excusez-moi ce moralisme anarchiste. A entendre ça je me crois devant un jeu d'enfants, du make-believe. Comment? Je ne devrais pas exercer un des seuls droits qu'on me donne pour avoir du poids sur les décisions qui affectent toute la société? J'ai pas de quoi trop me méfier moi, je tombe encore dans une catégorie privilégiée de mec blanc qui peut s'offrir une éducation dans le supérieur sans douiller, que ce soit la droite ou la gauche ou un amalgame des deux qui soit au pouvoir, je ne vais pas voir ma propre vie changer grandement. Pour autant, je ne peux pas nier que j'ai la liberté, le droit, et donc la responsabilité d'arrêter par le maximum de mes moyens, la possible oppression de personnes déjà marginalisées. Ça passe aussi par le vote, ça, en plus de l'action directe obligatoire. Appelez-moi le non-anarchiste, le quasi-anar, ou le libertaire à deux balles. M'en fous, je vote. C'est pas en parlant de théorie anarchiste au cabinet des ministres que je changerais quoi que ce soit. Votre score anarchiste, votre légitimité de s'appeler un tel ou un autre, vous pouvez vous la garder. Je continue à canaliser toutes mes frustrations avec le mouvement sur ce mémoire.

[[11-04-2024]]

Bon, ça mériterait un peu de clarté. Je vois bien comment une action peut être plus ou moins correspondante aux idéaux anarchistes. Mais pour ne faire que des actions anarchistes, il faudrait être dans un monde anarchiste, et non pas bourgeois, capitaliste, et régi par un État central. Il y a des problèmes ancrés dans la société qui nécessitent, parallèlement à un engagement visant à réduire en miettes la domination de l'humain par l'humain, la participation du moins partielle à un système existant pour en éviter les plus grandes dérives. Et oui, rien qu'en écrivant ces mots je me vois me faire huer parce que "j'accepte" ce système. Comprenez, il n'est pas facile de se pencher sur quelque chose qui tient à cœur, sur une communauté d'ami·es et une vie de discussions et actions enrichissantes, et venir y placer un doute. On se sent y cracher du venin, alors qu'on ne veut qu'exprimer un désagrément. C'est peut être pour cela et par une approche déjà défensive que je m'efforce de ne pas bégayer dans ma critique, l'assumer plus fort, mais l'assumer en tant que mienne, et non pas vérité absolue sur le mouvement.

Chaque groupe devrait tenir une archive vivante

17-03-24 18:20

Il y a déjà des lieux de ressourcement pour des matériaux anarchistes, qui fonctionnent de manière spontanée et locale, qui servent à partager le contenu "physique" aux personnes à proximité. On les appelle des infoshops, et ils font des permanences régulières, organisent les distributions et les copies d'éditions à travers les pays et villes, et ont un rôle important dans la circulation d'informations relatives aux actions anarchistes, surtout pour celles et ceux qui ont un accès restreint par internet. Il pourrait s'agir d'habitants d'un squat, de personnes à la rue, ou de personnes qui ne peuvent pas payer un accès à internet, par la téléphonie mobile ou l'installation de services par un provider chez elles. Il y a aussi ceux qui, par précaution de sécurité et d'anonymité ou par un choix consciemment politique refusent de participer à l'échange internet.

Pourquoi ne pas imaginer le même fonctionnement pour les matériaux à première vue "immatériels" que sont les contenus digitaux?

Premièrement, les documents digitaux ne sont pas du tout immatériels. On s'imagine le digital comme une substance qu'on peut modeler et recopier comme on veut, mais pas toucher par les sens. Principalement parce qu'internet lui-même permet d'accéder à des documents qui ne sont pas dans notre environnement immédiat, et donc on aurait entre nos mains une sorte d'analogie de la télépathie appliquée aux ordinateurs, aux machines, qui font la traduction pour nous. Quiconque s'est occupé de serveurs, ou même qui a eu un ordinateur fixe le sait. Essayez de déménager un ordinateur fixe dans la cave et vous verrez à quel point la matérialité de tous les documents qui y résident est réelle. Quiconque a par erreur effacé des fichiers de son disque dur et a essayé, dans un processus ardueux et pénible de récupérer leurs restes, peut s'en rendre compte tout autant: la présence des fichiers a marqué la matérialité des dispositifs sur lesquels on les consulte, comme un tableau sur un mur laisse derrière lui un rectangle clair et propre quand on l'enlève après quelques années. Quiconque a écrit un livre sur une disquette et la retrouve aujourd'hui s'en doute aussi La faculté d'être copié à précision exacte des milliers de fois peut difficilement disqualifier le statut de matérialité d'un objet. Je pense que c'est depuis le début de la photographie qu'on s'en doute.

Je veux en venir au fait que la collection et conservation de documents digitaux n'est pas insensée, ni moins juste que celle des documents papier. Elle vaut le coup d'être pensée, d'être pratiquée même dans des milieux comme celui de l'anarchisme, qui placent beaucoup plus d'importance sur l'avenir que sur le passé, et qui privilégient le physique au digital.

Des groupes anarchistes installés localement pourraient s'emparer des outils digitaux pour faire leur propre collecte, leurs propres archives digitales. Le fait que le groupe soit d'activité locale, et donc réunirait des personnes à courte distance, fait que la complicité entre les membres est creusée. De plus, cela donne plus de liberté d'action qu'un groupe central représentatif du mouvement. J'ai par exemple été participant à cette discussion sur le canal Matrix de la Anarchist Library (en ligne):

  • J'ai vu qu'on avait [tel ouvrage de tel auteur] sur le site. Il y dit des choses quand même incroyablement validistes non?
  • Oui je vois ça. C'est peut-être pas son intention mais il avait mille autre mots à piocher que "autiste" pour opérer une critique.
  • En parlant d'articles problématiques, il y a [celui-là] ou l'autrice fait de l'apologie de l'infanticide sous prétexte de faire du féminisme.
  • Je viens de le lire. J'ai 15 ans, je suis ado et ça me fout la trouille, c'est extrêmement violent ce genre de trucs.
  • Il y a déjà eu des discussions à propos de ce qu'on devrait faire de ces textes?
  • Oui quelques fois. Mais les supprimer n'est pas la solution ici. C'est bien que les textes soient là pour la postérité, l'accès aux opinions divergentes, et même pour être lus et critiqués. On pourrait mettre un trigger warning par exemple?
  • J'ai une idée.

J'ai proposé à une des administrateurices de penser à faire une section sous chaque article qui regrouperait des liens vers des articles d'autres sites web qui les citent ou leur répondent. A l'échelle de The Anarchist Library, la connaissant comme principale ressource textuelle anarchiste en ligne, consultée par des milliers de personnes, c'est la seule solution que j'ai trouvé pour permettre la circulation d'opinions vis-à-vis des textes, et pour qu'un dialogue se développe. Un trigger warning n'est pas assez. Il ne dit rien de l'opinion de l'article. Une sorte de clause de "non-responsabilité" est envisageable, où comme dans les journaux, on insisterait que l'opinion et le langage de l'article ne représentent pas le collectif qui s'occupe de la Bibliothèque. Mais ça n'aide pas non plus à la fluidité d'un dialogue, et ça enlèverait tout caractère militant et situé du collectif d'administrateurs. Ça les rendraient gardiens gris et "objectifs". Et que se passerait-il si l'équipe devait se mettre d'accord pour tout nouveau article, sur quoi y placer comme positionnement? Cela prendrait des mois.

Ce genre de scène, que je trouve que l'équipe d'administrateurices gère quand même très bien constatant l'échelle de leur site, n'aurait pas été difficile à traiter dans un collectif local, par raison de sa taille réduite et de la complicité et compréhension des membres, et leur entraînement à gérer les opinions divergentes les uns avec les autres. Un collectif local n'aura pas non plus la responsabilité de se porter garant de ces matériaux devant des milliers de personnes. Il pourra librement faire le choix conscient de restreindre, mettre en avant, ou supprimer tout contenu, et donc de se positionner dessus. Le collectif ne sera garant alors que de son opinion et positionnement, et d'une collection plus soigneusement sélectionnée de fichiers. Il y a une part de poésie digitale là-dedans. Les informations sur les fichiers supprimés, modifiés, et déplacés sont parfois enregistrées dans un log, un genre de journal de bord du système. Quelque part, si le fichier et ses données n'existent plus, le fantôme de sa présence peut toujours exister.

Le serveur de documents du groupe local évoluera au même rythme que le groupe lui-même. Des membres qui partent, des nouveaux qui rejoignent, des positions qui se revisitent, vont aussi induire un mouvement constant de la collection de documents, reflétant les opinions et les changements du collectif, et donc son aspect vivant. Le digital à l'image des relations qui se tissent entre humains - un organisme plutôt qu'un amas de matière inerte.

il y a intérêt de collection que si elle a un poids affectif

sinon c'est la tuer, la dépouiller, l'analyser post mortem

Comment j'ai choisi ce sujet

Pourquoi t'as choisi ce sujet de mémoire alors, si t'en tires rien de bien? T'as pas voulu prendre un truc qui te fait plaisir?

Asseyez-vous, je vais vous conter l'histoire de la chute de Rome, le trainwreck le plus lent au monde, la vie de celui qui a invité les vers à le bouffer.

C'était en juillet 2022, fraîchement sorti du bachelier en graphisme, que je me suis posé la question pour la première fois, sur quoi j'allais proposer ma recherche en master. Je me suis rappelé de mes balades à Sofia, ma ville natale à laquelle je retourne de temps en temps pour sentir une terre ferme sous mes pieds. Entre les tramways de six modèles différents et hétérogènes, les pavés et dalles éclatées sur lesquels pendant les jours de pluie je me sentirai toujours un Indiana Jones à la quête du Saint Graal (il faut repérer les dalles stables pour éviter un tsunami d'eau de pluie infusée de poussière et clopes éjectée de la terre), et les bâtiments jonglant entre bloc soviétique et kitch postindustriel avec une couche de peinture rose saumon par dessus les plaques d'isolation externe, ce qui m'a pris l’œil étaient les panneaux signalant le nom des rues. D'année en année, de rue en rue, ils changent de style. Et s'ils participaient à l'impression que l'on peut avoir d'une ville et au sentiment que donnerait une balade là-bas? J'avais repéré dans différentes villes une différente façon de faire, qui a chaque fois était coordonnée à l'esthétique urbaine qui y régnait. Un quartier ou une ville aux bâtiments contemporains, acier et verre, aurait une typographie sobre, une grotesque nettoyée, des traits clairs. Une ville comme Séville, ancienne, pleine de ruelles étroites et de soleil flambant, dessinait ses panneaux de rue en mosaïque de pierres noires et blanches. A Paris, on reprend un style plus impérial, imposant mais historicisant. Bref, une ville, son air de vie et son graphisme d'utilité publique sont toujours intimement liés.

Mais arrivant en Master, voilà que le premier problème est venu: du graphisme d'utilité publique, oui d'accord, mais quelle est ta problématique? Que peux-tu identifier comme souci, élément à investiguer, mettre en évidence? Quel désastre, je n'en avais pas. Je voulais simplement en savoir plus.

En septembre-octobre 2022 donc, redéfinition: Je retrouve un problème dans le graphisme de la scène punk. C'est souvent la même chose, la même esthétique flyer-collage-photocopieuse-crasse qui se répète depuis les années 80. Mais bon, encore une fois, requestionnement sur requestionnement, j'ai fini par me dire que ce sujet là n'est pas bon, puisqu'on voit aujourd'hui un tournant fort dans le graphisme des affiches et albums punk vers une esthétique plus ouverte. C'était pas la peine.

En novembre-décembre 2022, le choix d'un sujet et la délimitation-triangulation d'un territoire de recherche pressent. Sous la contrainte perçue d'être bien trop en retard, je choisis un sujet couplant deux domaines auxquels je tiens: l'anarchisme et le graphisme. Tout commence par l'identification de ce que je vois comme un problème: l’idolâtrie des si-appelées "grandes figures" et maîtres à penser de l'anarchisme. J'avais vu un anarchiste avec un badge de Makhno et ça m'avait fortement perturbé. Pourquoi un anarchiste, un être sans dieu ni maître, porte un badge comme marqueur d'identité politique, avec la tête du révolutionnaire qui a mené la lutte du Territoire Libre d'Ukraine? Pourquoi, lorsqu'on veut adopter une approche iconoclaste, brisant la tradition et l'idée de rigidité politique, on porte le visage d'un unique être? Ce n'est pas n'importe qui, c'est sur, mais cette démarche ne ressemble-t-elle pas au moins un peu au culte de la personnalité? Qu'est-ce qui distingue ça de la gauche autoritaire Staliniste ou Maoïste, avec leurs bannières mettant côte à côte Marx, Engels, Lenine, Staline, Mao?

J'avais donc repéré ce que j'apercevais comme problème avec la représentation anarchiste. Je me suis forcé à continuer dans ce sens sans regarder en arrière; il était grand temps que je sorte un sujet et que je commence à l'investiguer.

Court état des lieux

Date: [[27-02-2024]]

J'avais essayé de définir quelque part quels sont les éléments perturbateurs de ce domaine. Je ne savais pas encore qu'ils étaient perturbateurs seulement pour moi. En tout cas, voici un état des lieux:

Ses symboles, ses imaginaires et représentations: La création d'images radicales

les symboles rouge et noir et leur histoire les drapeaux, les héritages des mouvements socialistes, les figures viriles, le travailleur, le "trait" artistique socialiste, la belle époque, la révolution espagnole, les années 60 et l'émergence du squat, l'esthétique "punk" depuis les années 80, aujourd'hui, internet, requestionnement

Il est difficile de parler d'une esthétique graphique anarchiste homogène. La nature spontanée et locale du mouvement, ainsi que ses priorités, qui sont moins de l'ordre de la représentation que de l'ordre de ce qui s'appelle "l'action directe" ont dévié les créations graphiques loin d'une identité uniforme. C'est observable quand on compare les créations graphiques anarchistes et libertaires avec les créations d'autres fronts du mouvement socialiste, chez qui la charte graphique est généralement plus établie. Néanmoins, on peut observer un tronc commun de références et de codes hérités des anciennes générations du mouvement anarchiste, ainsi qu'une base iconographique bâtie au large dans les mouvements socialistes.

La mythologisation des "maîtres à penser" est aussi présente dans les créations graphiques que dans d'autres facettes des mouvements.

On retrouvera ainsi les grandes figures anarchistes - Pierre Kropotkine, Mikhaïl Bakounine, Pierre-Joseph Proudhon, Goldman parmi les auteurs, Ravachol, Louise Michel, Errico Malatesta, Nestor Makhno et d'autres parmi les personnages "d'action" - représentés dans les affiches [St Imier 2023] par leur portrait seulement ou autant par une citation. Curieusement, le mouvement anarchiste a érigé, sans pourtant poser un dogme, des figures majoritaires, bien que la hiérarchie entre celleux-ci n'est pas vraiment présente. Toute figure se vaut, mais la majorité des cité.e.s ont vécu ou sont né.e.s au XIXe siècle.

L'omniprésence aujourd'hui de maîtres à penser dont les actions remontent à plus d'un siècle serait elle expliquée par une nostalgie des adeptes pour un moment de l'histoire qui a vu croître l'action anarchiste?

La conception commune de "l'esthétique anarchiste" quant à elle a l'air de se baser sur les productions des années 70 et 80.

La connotation "punk" et "squat" y est forte. C'est un moment dans l'histoire du mouvement qui voit la propagation du format "zine" (fanzine) autoédité avec des moyens restreints. Celui-ci met en œuvre le collage, l'écriture à la machine à écrire et la photocopieuse plutôt que la presse.

Cette conception a la particularité d'ignorer la riche histoire de la presse anarchiste, et de se rattacher moins aux mots, à l'esthétique de la création et de la relation entre cocréateurs, et aux moyens de distribution qu'à l'aspect purement visuel. Ce dernier, en tant que "style" graphique, est facilement récupérable et récupéré par des intérêts étrangers au mouvement qui l'a produit.

C'est pour cela que je tacherai de parler des autres aspects de la discipline graphiste présents comme particularités dans le mouvement anarchiste, comme les méthodes-même de création, la relationnalité, et les méthodes de conservation ou non-conservation de ces mouvements là. Ces derniers sont selon moi un ajout fort à l'ensemble des pratiques pour continuer à questionner la relation entre pratique anarchiste et graphisme et formuler des pratiques non-récupérables, et donc fortement situées.

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Mais bon, ça c'est un état des lieux, voire une histoire perçue du graphisme anarchiste vue par un prisme d'étude de terrain. Moi, j'avais d'autres pensées en plus.

Créer une collection, c'est la tuer en même temps

[[17-03-2024]] 14:00

J'ai commencé à douter depuis environ novembre-décembre 2024 du sens de faire une collection moi-même. Je sais, je n'arrête pas de me tirer des balles dans le pied. Il y a mille et une raisons de ne pas faire quelque chose. Ce n'est peut-être rien de plus que ça, de l'auto-sabotage par un sentiment d'illégitimité. Mais avant de me convaincre que je suis con et que je devrais arrêter de trouver des raisons de lâcher le projet, je devrais peut-être donner légitimité à ce doute, si ce n'est à autre chose.

Il y a des sites d'archivage de contenu anarchiste en ligne. marxists.org, libcom.org, anarchistnews.org, theanarchistlibrary.org produisent tous des collections de contenu conséquentes. Pour certains, deux-trois de ces sites sont la principale ressource sur l'anarchisme. Si je m'efforce de faire une collection d'imagerie anarchiste sans aucune spécificité, je pense que le statut de mon site en termes de concept serait le même que ces autres sites. C'est à dire qu'on irait le consulter comme on consulte la Bibliothèque Anarchiste en ligne, mais pour y chercher des dessins, éditions, logos, posters, etc. Il aurait une fonction logiquement centralisatrice.

Par spécificité, je veux dire tout critère de restriction du contenu au-delà de la simple obligation qu'un document soit fait par ou pour des anarchistes. Par exemple, il pourrait s'agir d'un site pour les affiches végan-anarchistes, un site sur les fanzines édités par le milieu dans les années 80, une collection d'apparitions de symboles anarchistes dans la belle époque, etc. La nature plus étroite du champs de recherche donnerait sens à un projet comme cela, principalement par le fait que ça pourrait bien être le projet et la spécialisation (hors-académique) d'une personne un d'un petit groupe. En découlerait une légitimité de centraliser les ressources sur un site de référencement par la simple "expertise" que cette personne pourrait avoir dans son domaine. Nous parlons d'un milieu ou "centraliser" est un vilain mot, car centraliser les informations c'est centraliser l'accès à celles-ci et donc avoir du pouvoir sur leur circulation. Mais cette centralisation serait tellement spécifique et sélective qu'on pourrait la voir simplement comme un nœud dans un réseau plus vaste d'informations reliées, qui contribuerait aux communs, et donc à l'objectivité dans le plan large. C'est analogique aux, si non un exemple exact des savoirs situés qui en construisant du savoir d'un point de vue défini, dessinent leur part dans une cartographie vaste de connaissances.

Dans mon cas, je n'ai pas, n'ai pas encore, ou n'ai pas eu l'énergie de créer une limite plus étroite au type de contenu que je souhaite réunir. Cela fait que j'ai eu l'impulsion de sauvegarder et de collecter autant des images scannées de la Belle Epoque que de l'époque de mouvements sociaux des années 60 et de l'ère digitale et post-digitale, en passant par les affiches et fanzines des années 80. Je n'ai pas non plus de critère qui oblige à uniquement garder les images avec des symboles définis, ou celles témoignant de la construction de virilité anarchiste par exemple, pour reprendre le thème de Clara Schildknecht. Le seul critère? Tant que l'image était à ma connaissance issue des milieux anarchistes ou que les thèmes abordés étaient convergents avec ceux du mouvement, elle était légitime d'être collectée. Nul ne sait pourquoi alors je n'en ai pas collecté plus que ce que j'ai pour l'instant.

Quand bien même j'aurais amassé un montant important d'images, les publier sur un site singulier en ligne qui deviendrait ressource générale ne me semble pas juste, pour ne pas dire illégitime. Car il n'est pas question de légitimité de parole ou de pouvoir sur l'information ici, mais de justesse par rapport au contenu que je servirais. Ce serait compiler de manière centrale un montant d'information trop vaste, qui mériterait d'être partagé entre différents acteurs. Je ne saurais trouver une raison valable de me porter seul garant de ce contenu, même s'il est digital, même s'il était en ligne, ce qui voudrait dire que quiconque peut le copier et faire ça de son côté.

17-03-24 19:20

Si je me porte seul garant d'un site centralisant les images anarchistes, je crains de ne pas pouvoir donner à cette collection la vie qu'elle mérite. Je n'aurai certainement pas le temps de la laisser se mouvoir et de la modifier, et elle peut très vite tomber dans un devenir de matière morte, inerte, stérilisée, et perdre du caractère situé et revendicateur avec lequel elle aurait été créée au début.

Domaine anarchiste: c'est quoi

[[26-02-2024]] - Je commence à écrire plus sérieusement?

Parler de graphisme, c'est déjà en amont quelque chose de niche, au moins en dehors des murs de l'école d'art. Chacun aura sa différente conception de ce que ce terme inclut, y compris les personnes dans le milieu professionnel. S'agit-il de design de la communication pur et simple, dans les idées d'un marketing? Ou alors d'une branche quasi-artistique? Encore, quels objets sont graphiques, ceux faits avec une attention portée sur leur aspect visuel, ceux qui décident de creuser leur design même quand ils hébergent à priori peu d'éléments graphiques élaborés? Un fascicule conçu sur un logiciel de traitement de texte, sans décorations, avec les fontes de base est-il un objet graphique, par exemple?

Parler d'anarchisme et de groupes anarchistes n'en reste pas moins flou. Dans la tête de certain·es c'est une esthétique de vie et une certaine présence d'esprit, pour d'autres il s'agit d'actions politiques souvent associées à un terrorisme, pour d'autres encore, c'est un positionnement théorico-politique. Quelles que soient les réponses, l'anarchisme n'est pas autant un mouvement soudé qu'il est une nébuleuse, un amas de constellations plus ou moins proches ou interconnectées. Certains groupes se forment rapidement pour une série d'actions, en restant anonymes. Ici la propagande est celle du fait, et elle ne se tient pas sur de la littérature ou la distribution de feuillets. D'autres adoptent une stratégie de longue temporalité, et se focalisent sur la propagande par les présentations et les discussions. Ces derniers produisent la grande partie de la littérature. Quand je dis littérature, je ne parle pas forcément de questionnements théoriques, mais de tout texte culturel qui aurait une visée à convaincre des non-adeptes à se joindre aux idées anarchistes ou au groupe qui les a transmis. C'est ceux-ci qui étaient intéressants pour moi en entamant ma recherche, car c'est au sein de leur production qu'on va trouver l'imagerie anarchiste se déplier.

Alors on peut bien s'imaginer que parler d'un graphisme anarchiste multiplie les deux qualités que ces deux domaines partagent: l'aspect niche et la difficulté de délimitation. Ayant un attachement aux deux domaines autant dans la théorie que dans l'action, j'ai voulu m'y attaquer: mais par quel angle? Par souci de ne pas rester dans un rôle d'artiste incompris, je souhaiterais me faire entendre.

Quand je dis que je me suis attaqué au graphisme et à l'anarchisme, je veux dire que je me suis plus précisément attaqué au graphisme anarchiste, l'emphase venant sur le deuxième mot. Un graphisme des milieu anarchistes donc. La discipline du design graphique au sein des milieux anarchistes. Les productions graphiques au sein de groupes militants anarchistes. Ca n'en est pas plus clair comme ça?

Recommençons: les choix esthétiques faits lors de l'élaboration visuelle, c'est-à-dire l'agencement des éléments, l'inclusion d'imagerie, la construction de narration visuelle, au sein des objets conçus par (et souvent pour) les membres de de-facto regroupements se présentant comme de-jure anarchistes. Il ne s'agit donc pas de parler de graphismes divers qui mettraient en jeu des esthétiques anarchistes, horizontales, ni de studios de design qui fonctionneraient de manière anarchiste. Enfin bon, disons, pas de studios professionnels. Certainement je pensais inclure des groupes de designers qui œuvrent par engagement pour la communauté anarchiste, en créant de la propagande visuelle. J'exclue aussi les rares fois où des objets de communication, qui est en fait du marketing, ne nous mentons pas, peuvent intégrer un élément de la tradition symbolique anarchiste, ou une stylistique "anar" ou "punk à chien". Qu'on soit clair, ces occurrences sont surtout actrices d'un remaniement et une reprise stylistique, qui visent à copier un style vu quelque part, et ne sont pas le fait d'un acte de création graphique par et pour les milieux anarchistes. Les objets en ressortant n'ont pas fait et ne font pas l'intérêt de cette recherche entamée.

Si vous pensez que je vous prends pour des cons, sachez que je ne fais que retranscrire les nombreuses redéfinitions, re-présentations, re-questionnements que j'ai eu à faire pendant ces deux ans, et que j'écris tout cela dans le but de me clarifier les termes moi-même, en tout cas les termes que j'ai continué d'utiliser à tord et à travers des deux années de master. Je mourrai moins indéfini, bien que tout aussi perdu.

La constellation anarchiste à laquelle je m'attaque n'a pas pour unique vocation de créer des objets graphiques. C'est à dire que je n'ai pas eu pour but d'observer des spécialistes, mais des gens qui font avec les moyens (techniques, technologiques, et conceptuels) qu'iels ont. Ce qui m'intéressait, c'est connaître les narrations politiques qui sortent du graphisme dans ces milieux parfois même inintentionnellement.

Cette narration est parfois clairement voulue. Dans ce cas, la conception visuelle est élaborée intentionnellement. Il s'agit de traduire un positionnement du groupe à l'origine de la production. La conception repose sur l'emploi de codes et de symboles connus aux anarchistes. L'emploi d'un signe graphique ou un autre se fait soit pour s'identifier au large du mouvement et affirmer un engagement, soit pour spécifier une ou plusieurs luttes au sein des quelles un groupe est présent, et sur lesquelles il souhaite se focaliser.

À d'autres moments, la présence de ces éléments est symptomatique d'une envie d'appartenance venant plutôt par la contrainte. Pour préciser, cela diffère du cas précédant parce qu'il n'est pas la construction d'une narration visuelle mais une adoption. C'est faire quelque chose qui à l'air anarchiste, pour pouvoir se faire entendre parmi les anarchistes. Cette démarche retransmet les codes et la symbolique sans l'interroger ni questionner sa pertinence.

Enfin, ces cas de figure ne sont pas spécifiques au mouvement anarchiste mais à tout mouvement politique qui produit des artefacts visuels. Mais je m'efforce de les accentuer pour spécifier ce qui m'a interpellé, et par souci de souligner un aspect plus rigide du corpus visuel anarchiste, qui est autrement fortement hétérogène.

Et quand je dis que je m'y suis attaqué, c'est que je m'en suis pris à tout ça, et pas de main morte. J'avais dès le début des préjugés portés sur ce domaine, et une façon de voir les choses qui, on le verra bien, a largement formaté l'expérience qui a suivi.

[[27-02-2024]] - J'y vois pas le sens

Dualité anarchiste - graphiste

[[21-04-2024]]

Créer une image anarchiste, dessiner un poster anarchiste, mettre en page un pamphlet anarchiste, d'accord. Il faut bien quelqu'un·e pour le faire, sinon ces documents ne verront jamais le jour et resteront pour toujours une simple pensée et un désir inachevé. Il faut que quelqu'un·e donne forme à ces idées de façon à ce qu'elles puissent se propager - mais aussi de façon à ce qu'on puisse bien les identifier comme anarchistes. Après tout, n'est-ce pas une des fonctions principales du graphisme de donner un "air" et un visage unique et reconnaissable au sujet qu'il traite?

Oui, mais comme expliqué ailleurs, cette représentation statique du mouvement et cette construction semblable à une marque de fabrique me dérange car elle n'a pas lieu d'être au sein d'un mouvement - un échange d'efforts et de corps, une remise en question perpétuelle, une direction plus qu'un lieu précis. Si la révolution est perpétuelle et la lutte contre le pouvoir et la domination des humains --- je rappelle an-arch-iste --- et plus loin des non-humains est aussi une lutte pour toujours, s'il n'y a pas d'état final à l'anarchie comme il en est pour le capitalisme ou le fascisme, alors la marque de fabrique n'est pas appropriée, une esthétique unifiée devra changer de forme à tout moment, et la quête de la représentation pour un aspect visuel final sera perpétuelle elle aussi, pour ne pas dire interminable.

Oui, mais non seulement n'a-t-elle pas lieu d'être, cette représentation est aussi susceptible d'être réutilisée, reprise en dehors des circonstances de sa naissance, et dépouillée de sa chair contestataire pour ne garder qu'une peau post-vie, un faible spectre de ce qui a été. Le problème est bien qu'une fois le cadavre de l'image radicale dépouillé et montré à un grand nombre de gens, on ne peut l'empailler sans qu'il pue, sans qu'il n'ait l'air de rien d'autre qu'un épouvantail mal fait. Horreur!

Et pour être un peu plus précis, allons, sortons nos exemples! Vous vous rappelez du punk? Son petit frère, le punk 2.0 est vivant et ravage les petites salles de concert à travers le monde, mais lui l'original? Il pourrit au fond du placard d'un styliste qui a enfin laissé tomber ses ambitions de montrer à ses enseignants et ses pairs comment le style est "cool". Merci Westwood, d'ailleurs. Le punk est devenu un terme de style. C'est trop punk ce que tu fais! C'est super punk ce lieu! Ah tu t'es coloré les cheveux, tu serais pas un peu punk? A vrai dire, le punk originel a vécu ce qu'il a mérité de vivre, et il a fait son utilité. Et maintenant il est mort. Il n'y a rien de vivant aujourd'hui dans une crête préparée au litre et demi de gel à 20 euros, rien de contestataire. Pourtant, son image vend encore et toujours. Essayer de la récupérer ne fait qu'augmenter le matériel que le secteur du marketing peut coopter.

Vous vous rappelez de la pub Pepsi avec Kendall Jenner? Non? La voici. Gigantesque reprise skin-deep des manifestations Black Lives Matter, cette pub n'a pas eu le succès de passer inaperçue par le radar de la pensée critique. Heureusement. Mais le fait qu'elle ait pu exister en premier lieu montré déjà la facilité de récupération d'une image statique par les monades de domination que sont les multinationales et les secteurs de marketing.

Du coup on en fait quoi de tout ça? L'anarchisme ne doit surtout pas être représenté, au risque de se trouver dans une situation pareille. Ou en tout cas pas statiquement. Il doit changer de visage constamment, se contenter d'être reconnaissable par sa manière de changer et non pas par ses couleurs et courbes.

J'aurais quasiment cru à cette phrase si j'avais été comme le Banquier Anarchiste de Fernando Pessoa, à croire moi-même mon raisonnement par l'absurde.

Bien sûr que non, l'anarchisme ne doit pas s'empêcher de faire l'image. Il mériterait cependant de se poser des questions, peut-être. Par qui? Peut être pas par moi, malheureusement. Il mériterait tout autre chose qu'un graphiste qui l'interroge à la limite du waterboarding. En tout cas, pas par moi maintenant et ici, et pas dans mon rôle de graphiste mais d'anarchiste. Les anarchistes ne se posent pas assez les questions d'appropriation, de moyens visuels, de méthodes de création. je ne vise pas ici l'esthétique-même car j'ai appris à ne plus m'en faire et aimer le papier de bureau. On s'en fout à quoi ça ressemble tant que c'est bien pensé. Mais les libertaires gagneraient à sortir du paradigme de "faire de l'image stylée anar". Bref.

Cette recherche que je fais ne s'arrêtera pas ici, à la fin de ce master, avec cette remise de mémoire. Seulement elle aura un tout autre statut. Je la ferai dans mon coin, lentement, sans la prendre pour l'unique et plus grand objectif pendant deux ans. Ça ne sera plus une "recherche" dans les termes académiques. J'aiderai des groupes anarchistes là où je peux, pour porter des armoires ou pour créer des affiches. Je tâcherai de questionner la politique de mes productions et à faire ressortir un dialogue questionnant le pouvoir et la domination à la manière des exemples cités dans le livre Prendre l'image d'Olivier Huz. Si j'ai quelque chose à dire sur le graphisme anarchiste, je le dirai par le graphisme anarchiste, et non pas par des mots vides dans un mémoire.

Ce fut un Master bien trop long et douloureux. Passons à autre chose, passons à l'action.

Faire tout seul ne me sert à rien

[[24-03-2024]]

Il était grand temps que j'écrive cette pensée qui me passe physiquement par tout le corps: faire tout seul ne me sert à rien.

En 2005, j'ai quitté mon pays avec mes parents et ai déménagé au Luxembourg, où on parle des langues méconnues à mes cordes vocales à ce moment (et c'en est d'ailleurs toujours le cas pour deux d'entre elles). J'ai du me débrouiller tout seul pour apprendre le français, lâché sans aide à l'école.

En 2010, les hormones puants des mecs de ma classe s'activaient en bande organisée pour éjecter tout organisme incompatible de l'amas biocérebral partagé connu sous le nom de "groupe de sociabilisation". Parfaitement dans la veine de l'ironie obligatoire, je me trouvais entre ces énergies proto macho et tachées de sperme dans les caleçons, à porter les marqueurs sociaux criards d'un "pas comme nous". Les cheveux longs, couplés aux films de pigments organisés nettement pour représenter des logos et images de groupes metal et punk sur les t-shirts noirs, en conversation constante avec le désir de ne pas me fondre dans la masse de merde qui lui se battait avec ma susceptibilité de jeune prépubère qui ne voulait ni être mangé par les loups ni en faire partie, émettait le signal le plus net aux tissus synaptiques des jeunes ambassadeurs de vêtements de marque. J'étais la cible parfaite pour se rassurer qu'on n'est pas encore victime, qu'on était bien "un des nôtres". Bien que mon corps ait sorti plus de kilojoules d'énergie violente envers la tronche de mes bourreaux qu'il en avait reçu en contrepartie, cet épisode de virilité à la pipicaca n'a pas manqué de me toucher au plus profond.

En 2013, j'ai changé d'école, les voix des autres étaient insupportables, probablement un sentiment dont Sartre aurait souligné la véracité juste avant de se prononcer en faveur des luttes collectives. L'enfer, c'est les autres, mais je veux bien faire révolution avec. Bref oublions. Je suis rentré dans la seule autre école capable de m'offrir une évitement de la langue luxembourgeoise, à nouveau sans connaissances, sans aide, mais cette fois armé d'un français bien meilleur que mes camarades, parce qu'eux étaient français, et moi non. Comme quoi, la barrière des langues on la saute plus facilement quand on est étranger. J'ai enfin pu trouver quelques âmes, plutôt cousines que sœurs. Mais bon, dans le vaste désert contreculturel que représente le petit ex-paradis fiscal du Lëtzebuerg, j'étais quand même tout seul.

J'ai continué à y errer jusqu'en automne 2017, quand l'échec d'obtenir une lettre de recommandation par un prof à temps a jeté ma candidature universitaire pour UCAS par la fenêtre et je me suis retrouvé contraint de confronter à nouveau la Bulgarie, terre de tous les dangers, y compris celui de me faire confondre pour un skin faf. J'avais, dans l'année passée, fréquenté trois-quarte fois la Ville jaune du profond Est français pour partager une coupe de cheveux de cinq millimètres, des bottes d'armée, et des chemises à carreaux soignées avec ce que je considérais à ce moment là le plus proche d'une famille de potes. Le République Crew, bande de skinheads mal compris qui prétendaient courser des fachos et battre des identitaires, était lui-même en crise d'identité. C'est Panzer - pardon, Eric - qui nous a toustes convertis à la seule religion qui se prête à la working class attitude, à l'écoute de ska, à la glorification d'une époque de violence passée, et à l'entretien minutieux du cuir qui entoure tes pieds. On était pas faf, mais quelques uns d'entre nous le sont devenus plus tard. Heureusement que je ne les appréciais pas plus que ça. Ça, c'était un bref moment où je me suis senti entouré, où j'ai connu le sentiment des "nôtres" - pas les français, mais les zéra, les neuski, les têtes d’œuf, les SHARP mais surtout pas RASH, les pro-Kro et anti-hippies. En Bulgarie, pas question de se zéra la teuté en combi avec le port d'un bombers ou de bottes rangers, à moins de ne vouloir être vu comme un feufa. J'étais encore une fois seul,sans groupe sans rien.

Jusqu'à l'automne 2018, j’eus la chance de découvrir progressivement une introduction à la scène punk et hardcore de Sofia, juste assez pour me faire des quasi-potes aussitôt perdus quand l'annonce est venue de mes parents qu'ils avaient enfin les sous pour payer l'école qu'un moi encore sans connaissance du monde du design au-delà des logos, posters, et identités corporate voulait absolument intégrer. Ils pouvaient enfin demander un prêt à dix mille à la banque puisque mon père n'était plus en urgence hospitalière aggravée due à son cancer. Quel petit con j'étais, sérieux. Je m'en veux d'autant plus parce que l'école qui était supposée être celle de mes rêves s'est avérée être une escroquerie du plus haut niveau, en nous formant beaucoup plus à leur donner des thunes et à ne pas être absent plus de cinq jours dans l'année sous danger d’être viré, qu'aux aléas du travail de graphiste. Je répète, quel con sérieux. Inutile de dire que j'ai fait dépression, causée par l'éventail social monochrome que formaient mes pairs fils et filles de riches, dont la sortie de la semaine se faisait dans un club exclusif où en plus de quinze euros par boisson, fallait se payer une chemise blanche propre. Inutile aussi de dire que leurs incroyables productions graphiques étaient binairement partagées entre le blanc et le noir, et entre Futura et Helvetica. C'est chiant, hein. J'y ai pas trouvé mon compte.

Faire seul, pour moi seul, ne me sert à rien. Depuis ces trucs-là, je suis à la recherche continue de vie de partage. Je ne l'ai toujours pas trouvée. C'est une faim, de faire partie de ou de former un collectif, puisqu'il représente ce que je n'ai jamais vraiment eu de manière stable dans ma vie: le partage. Si je fais tout seul dans mon coin, c'est pour qui? Je m'en fous moi, de savoir ce que je pense, ou quelles sont mes opinions ou mes goûts; je vis avec tous les jours.

Fast forward à maintenant: le vide que j'ai ressenti une heure avant d'écrire ce pavé est venu du fait que le projet auquel j'avais participé en y mettant tout mon temps disponible dans les quelques jours précédant est terminé. Les portes ouvertes de ce samedi 23 mars sont maintenant fermées. Et ça a bien l'air d'être comme ça après chaque projet en commun, y compris mon implication dans le centre social autogéré à Sofia, comme ma participation à l'équipe de maintenance du wiki de l'Erg. Un vide se forme car l'action est une réponse au besoin, et j'ai pas l'impression d'avoir un besoin aussi pressant.

C'est pour ça aussi que je fais des trucs comme cataloguer mes livres sur une page publique, cracher les boules de poils issus de mon cerveau sur un blog même si personne ne les lit, et que je cherche toujours à faire des projets collectifs ou à les aider: c'est dans le partage, dans la pensée que ça va bien servir à quelqu'un que je fais quelque chose. C'est à cause de tout ça aussi que visiter un musée ou une galerie tout seul est incroyablement chiant pour moi, ou que j'ai tendance à ne pas lire les livres qu'on m'a proposé ou donné parce que le but de lire, c'est d'en parler à quelqu'un plus tard et de partager nos idées formées chacun dans notre coin.

En 2024, give me partage d'expériences et de connaissances or give me death.

Graphisme peu discuté

[[19-03-2024]]

Le graphisme e, c'est très peu discuté dans les milieux anarchistes. Enfin bon, il y a quand même souvent des fronts anti-pub parmi les groupes, qui critiquent abondamment le graphisme-marketing de masse, et pas si mal que ça, en le déconstruisant à ses propriétés essentielles, en identifiant les manipulations par le visuel, etc. C'est-à-dire qu'il y a bien une conscience du regard sur les matériaux visuels et graphiques.

Mais pourtant, le regard semble se tourner seulement vers l'ennemi: les entreprises capitalistes, les multinationales, et la pub de l'état dans ses projets perçus comme nuisibles. J'ai peu vu émerger la question du graphisme à propos des milieux anarchistes. Une chose que je vois, c'est que les anarchistes ont bien l'air de vouloir se défaire des marqueurs visuels publicitaires. On ne cherche pas la neutralité pour faire accepter à tout un chacun une image, à l'inverse même on a tendance à vouloir choquer par des images troublantes, revendiquer par des symboles précis. On essaie au maximum de se tenir loin de ce qui visuellement pourrait rappeler les corporations, ou le corporate art. On pense à la représentation de martyres, de figures historiques, parfois de la "tradition" anarchiste. Une culture graphiste/graphique anarchiste existe donc. Ça montre bien qu'une partie de ce raisonnement est dédiée à la construction de l'image anarchiste.

Il me reste encore à voir ce même raisonnement déplié dans le sens inverse, celui de la déconstruction de ce qu'est le graphisme anarchiste. Nous avons des débats sur les tactiques d'action directe, sur les théories posées, sur les mots utilisés, et même sur la musique qui peut nous représenter. Pourquoi pas un questionnement du graphisme que l'on crée? Après tout, une image produit du sens, une image est réutilisée, interprétée, montrée à un endroit et pas un autre. Elle peut attirer les gens vers l'idéal anarchiste comme elle peut les en repousser, les rendre critiques, ou peut même se faire ignorer complètement. Le qualification de l'esthétique d'un lieu, d'une affiche, de n'importe quoi de visuel se voit parfois qualifiée de "un peu anar(chiste)": il y a bien une esthétique et un air qui découle donc de la représentation visuelle de ces milieux. Ce ne sont pas des enjeux que j'ai vu passer dans les discussions.

[[20-03-2024]]

La plupart du temps il y avait surtout une concentration sur les mots, les slogans et les textes. Lors de ma visite de la Foire du livre Anarchiste des Balkans en été 2023, la communauté réunie avait décidé d'écrire des slogans de positionnement par rapport à la guerre en Ukraine en différentes langues sur une bannière en vinyle, pour faire une marche démonstrative à travers la ville de Ljubljana. Le groupe des anarchistes bulgares, dans lequel j'étais, a pris environ une heure à se décider quoi écrire sur le vinyle. Il s'agissait d'être juste, thématique, de ne pas se répéter. Contrastant avec cela, j'ai eu une autre rencontre. J'étais déterminé à récupérer les contacts de tout groupe qui s'occuperait d'une partie impliquée dans le graphisme ou l'image anarchiste: illustrateurices, imprimeureuses, graphistes, peintres. Je suis rentré en contact avec un groupe grec [[dont je ne connais plus le nom]] qui s'occupait de créer et imprimer des affiches de marche et de propagande anarchiste. Leur postulat était que l'image anarchiste à sa place dans la rue, et non pas sur internet. Iels ne maintiennent aucune présence sur les réseaux et n'ont pas de site web. Je voulais rentrer en contact pour un éventuel entretien, mais pour ça, il fallait d'abord gagner leur confiance. J'ai donc entamé une discussion sur les affiches qu'iels imprimaient et créaient. Quand vint la question de l'esthétique qu'ils concevaient et qu'ils visaient dans l'image, mon interlocutrice dit: "On s'en fout à quoi ça ressemble tant que c'est frappant." C'est venu comme un choc pour moi d'apprendre que même les personnes qui ont dédié leur temps d'activité militante à la création d'image avaient un rapport complètement relâché sur la forme. C'est un groupe qui pourtant a récemment investi dans une imprimante de grade industriel comme celles qu'on retrouve dans les print shops plus qualitatifs, qui se présentait non pas comme un vecteur de distribution ni de transmission mais de création et impression de matériaux. Pourtant, leur rapport à l'esthétique est d'un air m'enfoutiste complet.

Me voilà complètement convaincu que les questions de graphisme se posent infiniment peu dans ces milieux. Mes envies quant à ce fait étaient de propager les questions sur le sujet de la discipline, sur l'esthétique, sur la création, et le sens produit par la forme qu'on donne. Ce non pas de manière critique envers les disciplines et les esthétiques anarchistes, mais de façon à inciter les groupes à réfléchir par eux-mêmes, entre membres, à l'imaginaire qu'ils suggèrent et à la communication visuelle qu'ils font, tout comme ils le font pour les actions, les évènements, et leurs mots. Je ne suis pas un messie, je suis simplement une personne actrice de graphisme et d'anarchisme, qui a des pensées à partager.

Je ne change pas de point de vue personnel sur cet aspect. je considère toujours que ces questions méritent d'être mieux abordées. Mais en essayant d'inciter les gens à ces conversations, je ne me suis pas rendu compte de mes biais et de mon positionnement.

Qu'est-ce que j'ai foutu?

[[08-12-2023]]

Je regarde souvent mes créations passées. C'est moins un air de nostalgie que d'envie et de jalousie qui m'y emmène, je sais très bien ce que je vais y trouver. Je créais beaucoup plus de choses, aussi petites soient-elles. Je les créais parce qu'il y avait une faim, un besoin qu'elles existent pour enfin pouvoir se reposer. C'est toujours le cas, mais je ne crée plus autant. Je n'ai jamais pu élaborer un style, une esthétique ou pâte graphique, je n'ai pas de trait, pas de pratique. C'est bien pour cela que j'ai entrepris le Master, l’épreuve finale avant de me jeter dans le monde des travailleurs, celle qui endurcirera la confiance de pouvoir enfin s'attarder sur quelque chose, rythmer, creuser, au plus profond. Marteler son ciseau jusqu'à ce que son bout soit aplati, ou jusqu'à voir dans le monolithe qu'on a entamé les formes désirées de son récit. Jack of all trades, master of none.

C'est avec cette recherche singulière, focalisée, triangulée maintes fois, mesurée au niveau, que j'ai jeté la pioche. Un rocher de cette taille, il faut s'y attaquer avec une idée et un plan, non pas un coup de tête. Donc avant toute chose, avant tout coup porté, j'envisageais les possibilités. Un éclat à gauche, un pli à droite, le risque de briser bien plus profondément la matière qu'elle ne l'est déjà et d'en perdre la moitié, la sédimentation, et surtout, par principe et par seul principe et par plus grand principe, savoir d'où je travaillais. A force de recomposer les plans afin que mon terrain ne s'effondre pas, c'est là le ciel qui m'est tombé sur la tête. Vercingétorix avait les bonnes priorités.

Qu-entend-t-on par recherche? Quelle est la pratique d'un artiste? C'est quoi ton sujet? Tu travailles sur quoi, là, en ce moment? Voire pire, tu travailles quoi, là, en ce moment? Ces mots sonnent particuliers, singuliers, inobstrués par les multiples échos d'informations diverses, des craquement des papiers à bonbons de mille et une marques. Comment le font-ils? Se concentrer, se focaliser, ne pas s'éparpiller, avoir un objectif, bien cibler. Je ne me rappelle déjà pas ce que j'ai dîné la veille, comment alors continuer une recherche sur deux ans? Pas besoin de scruter le fond de l'abysse pour se sentir scruté à son tour, placer son regard sur une seule chose, quelle qu'elle soit, me suffit. Mille rochers ne pourront faire comme une seule pétale de fleur, qui m'écrasera aussitôt.

Je ne suis ni multi-instrumentaliste, ni pluridisciplinaire, ni média-mixte. Je suis comme tout le monde, éparpillé sur divers intérêts. C'est quoi, une recherche? Pour moi, c'est trouver parmi le désordre devant mes yeux non pas une pièce à étudier, mais un chemin par lequel passer. Ma recherche sur le graphisme anarchiste m'a fait perdre, au moins pendant un temps certain, ma foi et mon implication dans cette nébuleuse politique, autant que ma pratique de graphiste. Je n'arrive plus à concevoir ou étudier l'image, par perte de priorité. Je travaille donc autre chose. Quoi? Tout ce qui n'est pas l'image, simplement, est un potentiel d'émancipation de ce trou. Voilà peut-être la question qui gouverne ces sept-cent trente jours d'application dans l'école d'art: Comment s'émanciper?

On se doit d'imaginer une recherche qui n'en est pas une. Pas une recherche, mais une infinité de trouvailles. Il n'y a pas de sujet qui soit intéressant plus que tout. Tout sujet se vaut donc, tous méritent d'être explorés. Il n'y a pas de temporalité qui en vaille plus qu'une autre, du moins si on cherche à s'émanciper de la logique productiviste, et du monument de l'efficacité. Toute temporalité apporte donc ses bénéfices. La somme de ces deux équations est de se laisser être ennuyé par un sujet à tout moment où il nous arrive. Le mémoire perdrait alors son sens imagé pour gagner son sens étymologique: la question à se poser n'étant pas qu'est-ce qui m'intéresse mais "Qu'est-ce que j'ai foutu?"

[[26-03-2024]]

Voici le récit de ce que j'ai foutu, en désordre, en requestionnement, avec son pourquoi et parfois son comment. Voici le récit de deux ans de chaos mental, dont je souhaite m'émanciper au moment de la remise.

Je n'y vois pas le sens

[[27-02-2024]]

J'avoue ne pas savoir pourquoi j'écris tout cela dans le mémoire. A chaque lettre tapée je recule de deux pas, en mettant en doute la pertinence de l'écrit et du propos. Surtout, ce dont je doute c'est l'utilité de tout ça. Oui, d'accord, tout savoir a son utilité. Mais je ne vois pas comment me refocaliser sur ma recherche, que considère une épave avant même d'être produite, pourrait m'aider de quelconque façon. Je me bute le cerveau à me forcer à écrire encore et encore sur mon positionnement, mon terrain de recherche, et ma trajectoire à travers tout ça. Si un jour ça sert à quelqu'un, ce sera à l'historien le plus paumé et le plus emmerdé du monde, et le moins chanceux. Mais tout ça me fait mal, et je me demande à quoi bon. A quoi bon, puisque le sujet n'est même pas clairement défini, à quoi bon, puisque je ne fais que parler de la grosse gamelle que je me suis pris en essayant, à quoi bon, puisque j'aurais plus d'intérêt à faire autre chose qui me nourrit en me prenant moins la tête.

Je me suis réveillé aujourd'hui en pensant au fait d'aller en cours. A quoi bon? Je n'ai ni rien à montrer ni rien à dire encore, et si le courage me vient de parler du problème je ne vais que me retrouver à nouveau à me questionner. Ca ne sert à rien à quelqu'un de désillusionné de continuer à produire l'illusion. Sortons le lapin du chapeau et finissons-en avec cette connerie. Ouais, je lance des gros mots maintenant. Ça fait un an que je les lance sur moi-même avant même la douche matinale, alors il fallait bien qu'ils sortent en noir sur blanc un jour. J'en fais quoi de cette épave?

L'aspect universitaire

Sans l'avoir voulu ou m'être rendu compte, et encore sans avoir jamais fait partie d'une université, je répliquais la manière d’opérer stérile et en essai de neutralité que pratiquent beaucoup d'universitaires en recherche. C'est une méthode particulièrement structurelle, pour ne pas dire toujours taxonomique, qui est en application depuis longtemps. L'observateur prétend une neutralité sur le sujet, et donc pas d'intervention dans la conservation de matériaux. Donc tout objet susceptible d'être visé par les termes définis se doit d'être ajouté à la collection, ce qui implique de ne pas mettre en place un favoritisme. Je ne pouvais pas simplement me dire qu'une image me plaît ou qu'elle est assez graphiquement travaillée pour l'ajouter, ni choisir d'en enlever certaines qui affirmaient une position étant loin de la mienne. Mais comment faire, quand j'ai un intérêt personnel dans le milieu anarchiste, pour opérer une séparation entre le moi actif, subjectif, et impliqué dans la lutte, et le moi observateur, Terminator analytique. Aux dernières nouvelles je n'ai pas encore d'implant rétinal qui catégoriserait une image comme susceptible de faire partie du corpus accumulé. Et puis, si j'ai choisi ce sujet de recherche, c'est qu'à priori je ne suis pas du tout neutre mais profondément intéressé. Ainsi m'échappe la neutralité. Je suis conscient qu'il n'y a eu aucune demande de neutralité de la part de l'école, mais mon manque d'expérience dans la pratique de collection m'a fait choisir le chemin le plus facile. Sans doute est-il le chemin le plus commun. Quoi qu'il en soit, la manière dont j'ai collecté les éléments provenait moins d'un choix conscient que d'un mécanisme par défaut.

J'avais aussi le sentiment d'illégitimité qui guettait au-dessus de ma tête; si je rentre dans un espace militant qui a des éléments compatibles à ma recherche, comment faire comprendre que je ne suis pas un simple agent d'extraction de données. Comment se permettre d'enregistrer une image ou une autre collée sur les murs d'un lieu sans faire monter les suspicions que je peux faire du mal en photographiant les lieux? Une politique du respect de ces milieux que j'ai toujours eu est justement celle de laisser vivre les corps sans intervention, pour ne pas les transformer en squelettes. Un environnement vivant et en mouvement ne peut pas être présenté par une démarche stérile. Encore aujourd'hui, en rentrant dans un squat, une occupation culturelle temporaire, ou un évènement militant, je me heurte à l'incertitude rien qu'à la pensée de sortir mon smartphone, ne serait-ce que pour répondre à un message ou voir comment rentrer du lieu.

Dans l'idée de transparence et de potentielle réutilisation, il faut catégoriser ou qualifier les documents par des métadonnées, pour les sourcer si possible. C'est là qu'on retrouve une approche taxonomique, celle de diviser les familles et sous-familles de documents. Je ne peux pas imaginer cette pratique comme distincte de son application pour les sciences de la vie. Faire rentrer un animal dans une structure taxonomique, c'est le tuer, du moins symboliquement. L'apparition d'une entrée dans une telle arborescence ou grille équivaut y placer des coordonnées, relevant de sa familiarité et son degré de différence avec les autres entrées, et donc y assigner des caractéristiques fixes, un corps pris en otage par le non-écoulement du temps, le non-mouvement, taxidermisé pour être étudié de tous les côtés. Le fait qu'il n'y ait pas de côté obscurci, de facette non-découverte, et que le corps ne peut se mouvoir est témoin de son impossibilité de changer, de créer des incertitudes, et d'évoluer. C'est tout l'inverse que je souhaite au mouvement anarchiste. Placer ses représentations visuelles sous la loupe, les fixer sur un mur comme un collectionneur rigide de papillons épingle ces derniers sur du carton, c'est provoquer leur mort symbolique, du moins à l'égard de la recherche en cours.

J'ai voulu procéder de manière scientifique, rigide, stérile et "bien faite", et je regrette d'informer que ça m'a explosé au visage. Je n'ai jamais été un superbe scientifique.

L'image c'est la mort

[[25-10-2023]]

Je ne sais pas quoi faire. Après tout, l'esthétique et l'image semblent peu importer aux anarchistes, et je pense que ce sentiment et ce point de vue deviennent de plus en plus compréhensibles pour moi. Il y a dans l'image, qu'elle soit singulière ou multiple, traitée avec soin ou non, une qualité statique qui fige tout dans son cadre et rayonne une staticité autour de soi aussi. L'image est un moment dans le temps, non pas son accumulation. Il n'y a pas d'image qui traduise un procédé, il y a seulement des images qui, après le procédé de leur création, se retrouvent à éteindre celui-ci. La fin de la création est la mort du mouvement, et une image en est la tombe. Re-présentation. Ce qui s'est présenté une fois déjà tombe dans les ténèbres, c'est là ou l'image conçue comme une représentation tente de relever le corps, le cadavre d'un geste, rongé par les scissions qui ont suivi le mouvement. C'est à la mémoire d'un défunt qu'on érige une image, c'est dans son absence qu'on la regarde. Mao, Staline, Lénine le savaient bien. Les familles se retrouveraient-elles à penser ces derniers comme des monolithes, des murs d'idées, s'ils n'avaient pas l'obligation culturelle d'ériger leur portrait dans leur foyer? Non, ils verraient ces pères de la misère rouge comme ce qu'ils sont: des humains qui traversent le tissu de l'existence en se pliant et se mouvant comme les connexions synaptiques dans les plis de notre cerveau, jamais statiques, toujours malléables. Surtout, emprisonnés dans l'écoulement du temps, forcés à travailler les changements qui les traversent. Il n'y aurait pas de pensée à une personne sans son image statique.

Alors pourquoi les anarchistes s'efforcent de faire de même? Leur image aussi est une image de la mort. On commémore avec des bannières, des drapeaux, et des portraits des maîtres à penser. A quel but sinon celui de se rappeler de leurs leçons? Mais celles-ci ont été faites il y a longtemps, et ce n'est pas que le passage du temps qui remet en cause leur place. Les contextes sont vastement différents, quoi qu'en disent les anarchistes-même, en plaçant des néo- devant féodalisme, royalisme, libéralisme, etc. On s'efforce de créer des liens entre hier, il y a 50 ans, et aujourd'hui, pour pouvoir changer demain, pour que dans 50 ans on n'ait plus à le faire. Oublie-t-on la validité historique d'aujourd'hui? Pourquoi comparer notre condition actuelle à celle du début des années 1920, le monde et ses évènements contemporains ne sont-ils pas assez lourds, assez grands et significatifs que pour tenir sur leurs propres pieds? Pourquoi faire revenir des images d'autrefois, soient-elles faites aujourd'hui ou non, alors que nous nous rendons devant un monde qui est animé, qui vit? Pourquoi vouloir y plaquer des images qui le représentent alors qu'il est là et qu'il bouge?

Toute image est hors de notre contrôle. Une fois faite, elle est un paquet d'informations, et nous ne pouvons rien y ôter ni ajouter. Elle ne changera rien en elle-même non plus. Nous n'avons que le contrôle sur ses moyens de diffusion et sur ses ancrages physiques, à savoir une matière sculptée, un papier imprimé, ou un fichier numérique. Quand on a écrit "a" sur la feuille, c'est que nous avons arrêté de le faire, que notre main n'est plus dans ce geste. L'encre de notre plume sur le papier tente de faire revenir ce moment, de le suggérer, ou de faire pratiquer son souvenir.

Les anarchistes ont raison de ne pas se fier à l'image, car celle-ci les arrêterait. S'ils s'efforcent de se présenter à travers elle, ils ne verront que ce fameux cadavre, comme se regarder dans un miroir, l'inabilité d'affecter le visage en face librement. A tout moment on pourra publier une nouvelle image, sauf que celle-ci sera tout autant morte. Ce n'est qu'un instant qui y est présent, et l'instant n'est pas un écoulement de temps. L'image du mouvement anarchiste n'est que l'aspect de sa mort. On ne peut plus agir si on devient image, si on devient symbole. Une affiche "nous sommes tous antifascistes" ne dit que "fut un temps, nous pensions que nous étions tous antifascistes" - elle ne dit rien sur le présent. Hormis son utilité nostalgique, une affiche anarchiste n'a pas plus de raison d'exister. Dès l'achèvement de sa création elle n'est plus que matière pour les historiens, qui inventeront des récits sur le "comment, quand, où, pourquoi" elle fut.

Elle deviendra aussi un grain de sable dans l'arsenal de la récupération des images, pour que d'autres qui ne l'ont pas créée se fassent paraître pareils à ceux qui en revanche l'ont créée.

Tout cela est certainement très négatif, pessimiste et voué à ne faire découler que la tristesse. Je le ressens, et c'est bien voulu. Comment travailler la mort? En faire découler une utilité? Une poésie? Un parnassiennisme Gautiéresque?

Peut-être que travailler l'image graphique anarchiste me mène plus fort que toute autre recherche à creuser la tombe de cette dernière. Peut-être que ma recherche de master en design graphique n'est qu'un long mot d'adieu de deux ans à cette discipline.

Pour faire revivre l'image, ou plutôt faire vivre une nouvelle, il ne faut jamais la terminer, ne jamais lever son crayon du papier, pour que ce premier soit violemment percé et gratté par ce dernier, sans jamais pouvoir se reposer. Comme les murs-hôtes de graffiti, où un geste efface la représentation d'un autre qui a eu lieu auparavant, le sauvant ainsi de sa mort figée. Il ne faut pas laisser l'image échapper au mouvement, si l'on souhaite toute autre chose que la mort. A bas le A dans le cercle, à bas le chat noir, à bas la figure de la main de l'ouvrier, de l'insurgé, déchirez le portrait de Malatesta, de Makhno, de Ferrer et laissez-les vivre dans l'anonymité de notre pensée. Ils ont existé, leur existence a été forte, comme celle de tout autre être humain, assez grande et assez conséquente pour n'avoir aucun besoin d'être re-présentée. Faites-vous vivre vous-même, organisez et luttez au lieu de présenter, bon dieu.

Je suis colère, je l'entends, je l'assume, et c'est parce que je suis colère que je peux aussi être et ne pas me représenter. Ou enfin, je pensais avoir été colère quand ces mots ont été écrits, vous n'en saurez rien de plus à travers ces mots.

Le design doit-il toujours être visuel? Pratiques alternatives.

[[17-02-2024]]

Le design graphique est très (voire trop) souvent envisagé comme de l'art visuel au service d'un·e commanditaire. Il s'agirait de créer quelque chose de beau, de cool, d'impressionnant dans le cadre d'un objet multiple: un logo, une affiche, une publication, un site. Bien que ce côté n'est pas à négliger du tout, restreindre à ça le domaine et la pratique du design graphique nous éloigne du concept-même du design.

La pensée qui rentre dans une conception graphique, donc un concept, intègre beaucoup d'autres actions. Il faut tout d'abord penser au groupe visé, le target-audience dans des termes de marketing. Qui le verra, où, dans quel contexte, et comment iel sera accroché·e à la chose représentée par le design? Quel chemin parcourra son regard? Comment verra-t-iel qu'iel est ou non bienvenu·e? Quels matériaux hormis les pigments utiliser, finalement avec quelles techniques de rendu, et quelles techniques de conception?

-> Si on fait du graphisme pour des graphistes, de manière autotélique ou autoréférentielle, alors on peut imaginer le design comme objet-en-soi, et il n'a pas d'autre visée que de se proposer. A ce moment là toutes ces questions feront référence à une philosophie du design. Ex: quand on a un postulat de ne faire du graphisme qu'avec des outils libres, on envisage une proposition philosophique: repenser la pratique entière du design.

-> Dans le cas contraire, si le graphisme est d'une utilité (publique ou privée, marketing ou non) alors il sera principalement en application à une conception plus vaste, au service de l'objet qu'il représente. Alors, les questions ci-dessus porteront sur un projet particulier. Ex: choisir d'utiliser les outils libres pour le design destiné à une asbl permettrait à cette dernière de s'emparer des fichiers, de les retravailler si besoin.

=> Néanmoins on peut évidemment mélanger les deux cas.

Dans les deux cas, beaucoup d'enjeux rentrent avant, pendant, et après l'application plastique et visuelle, le tracé de lignes et le remplissage de couleurs. On peut alors penser à une pratique du design qui place peu d'importance sur le contrôle direct du rendu visuel d'un objet. On se retrouvera à poser des questions d'usage, de distribution, d'accessibilité, de modification, de licenses, et de choix d'outils.

Distribution

La distribution d'un objet graphique est en relation directe avec la complexité du rendu visuel. En premier lieu, il y a les contraintes technologiques. Imaginons un livre avec une couverture de papier déjà pigmenté, un titre imprimé en encre pailletée dorée avec du grain, et embossé. Ce type de rendu final restreint fortement les endroits où l'on peut l'imprimer, sans oublier les coûts de production. Dépendamment du budget, le nombre de copies éditées sera moindre, et la circulation sera empêchée. En plus, le livre prendra la valeur d'un objet de luxe, et un·e acheteur·euse pourrait être moins enclin à le prêter, l'amener quelque part. Iel pourrait même se voir restreindre la position ou le lieu de lecture, l'utilisation de post-its ou d'annotations en marge. Ici, bien que ce soit le rendu visuel qui implique tous ces questionnement post-conception, les enjeux sont loin d'être simplement graphiques.

J'ai moi-même longtemps eu une difficulté à comprendre les choix faits dans le design des zines propagés dans les milieux anarchistes et révoltés. Ici on retrouve un plein sens à ces pratiques: les zines sont parfois mis en ligne en deux versions: une version "normale" et une "low-toner" qui visa à minimiser l'utilisation d'encre, et donc permettre plus de copies. Souvent, les zines sont composés en agrafant des feuilles simples A4 ensemble: bien qu'il s'agisse d'un format peu original, il permet la photocopie, le scan, et la réimpression faite maison à quiconque. L'utilisation de noir et blanc est elle aussi dans un enjeu de permettre l'utilisation de toute imprimante sans erreurs. Quant aux choix de polices de caractères et des illustrations, il faut basculer du coté conception: Ce ne sont pas des spécialistes qui créent ces zines mais des convaincu·es avec leur mot à dire. Ainsi, peu d'importance est donnée, autant par le créateur que le lecteur, à l'aspect visuel. La police doit être facilement lisible et imprimable, et celle du titre doit être plus frappante, attirante. Ce sont là des choix de non-design ou anti-design faits pour remédier à des usages précis.

Choix d'outils

Le choix d'un outil est en général le dernier choix de la liste, car il devrait à priori être choisi par pertinence par rapport à ses fonctions. Ainsi, dessiner une typographie n'impliquera souvent pas un logiciel de dessin en raster, comme modifier ou développer une photographie n'implique pas les outils web. Mais pourquoi pas? Souvent, c'est par choix de facilité qu'on prend un outil ou un autre, suivant ses dispositions, mais surtout suivant les exemples qui nous sont donnés. Le corpus de tutoriels, guides, et astuces pour un outil ou un autre seront orientés vers un usage restreint, et on s'imagine qu'il n'est ni pertinent, ni judicieux, et parfois qu'il est dangereux de choisir un outil non-destiné à la pratique qu'on souhaite faire.

Et si on s'imaginait créer une page web avec un outil de peinture digitale? Cela viendrait à "hacker" un outil, à détourner son usage, parfois non pas pour des questions visuelles mais plutôt conceptuelles. Le geste de débloquer, détourner, circuit-bend-er un outil peut prendre plus d'importance que le rendu final (en termes de visuel et d'expérience-utilisateur·ice) car il a la puissance de questionner la catégorisation d'un outil, et au plus large, nos préjugés sur le monde et son fonctionnement. Après Matisse qui libère la couleur et les cubistes qui libèrent la forme, place aux hackers qui libèrent l'outil.

On peut de la même façon s'imaginer une pratique du design dans le noir. Cela viendrait à dire de faire du design sans le regard penché sur le rendu progressif d'un objet-image. Les nombreux outils en ligne de commande qui servent à modifier une image, une typographie, une vidéo... n'ont pas un écran à travers lequel montrer l'effet de leurs actions. On pourra jouer à les assembler, enchaîner, laisser cours aux fonctions aléatoires ou au placement algorithmique. Aussi le rendu pourra-t-il être lu par une forme de Computer Vision qui essaierait de "déchiffrer" une image qui sera aussitôt supprimée, dans un fichier texte. Du text-to-speech, et voilà un exemple de pratique du design qui relève une conception visuelle mais un rendu sonore. Et pourquoi faire? Pour dire quelque chose, pour renier l'image, pour offrir une image-inaire aux personnes malvoyantes, pour designer un évènement autour de la littérature. Les usages sont multiples, et aucun d'entre eux n'impliquerait le fait de fabriquer une image comme on a l'habitude de le faire, c'est-à-dire devant un canevas, avec une mimique des gestes manuels de composition.

Accessibilité

L'accessibilité ne se définit pas seulement par le degré d'ouverture publique d'une chose. Si je dis que mon disque dur est ouvert à toustes pour l'utiliser, mais que je ne dis pas où, ni comment y parvenir, est-il réellement accessible? De la même façon un jeu en ligne est-il accessible s'il n'est pas catalogué et référencé dans plusieurs espaces numériques? Comment créer une affiche qui devra être collée à 10 mètres du sol, ou pour revenir aux questions posées lors de l'exode de l'imprimé vers les écrans il y a plus d'une dizaine d'années, comment changer un logo pour qu'il apparaisse de la même façon dans un magazine et dans un site web?

Un cas précis: les sites web. Aujourd'hui tous les grands navigateurs web intègrent l'exécution de code JavaScript. Parfois cela revient cher au niveau des ressources de l'ordinateur qui accède à un site rempli de fonctionnalités JS. Des internautes avec beaucoup d'expérience vont parfois bloquer l'exécution de JavaScript dans leur navigateur par souci de ressources, de protection de données, ou de rapidité de chargement. Un site qui fait usage constant de ce langage apparaîtra très peu lisible dans ces conditions, si même il apparaît en premier lieu.

L'internaute avec une bande passante faible, une machine qui commence à se faire vieille ou un écran de basse définition pourra se voir virtuellement refusé d'accès au contenu d'une page web à cause de contraintes techniques: un trop long temps de chargement, des polices qui n'apparaissent pas correctement (une situation qui a eu lieu lors de la dernière maintenance du site web de l'Erg), une importance placée sur des images très lourdes qui n'ont pas de texte 'alt' pour les décrire. Sans oublier les internautes avec souci de vue qui doivent se fier à un appareil text-to-speech qui traduira mal certaines stylisations dans le texte (comme par exemple ici le langage inclusif). L'éventail de soucis possibles grandit avec chaque adoption de nouvelle fonctionnalité.

A ce point, lea designeureuse du site a le choix de sacrifier certains aspects qu'iel estime "gadgets" pour permettre l'accessibilité au site ou de rajouter ds fonctionnalités selon les usages. J'ai par exemple écrit mon blog de façon à ce qu'il apparaisse avec la fonte sans empâtements de base de l'ordinateur pour ne pas devoir charger une fonte sur mon serveur, et je fais apparaître le contenu dans une seule colonne de texte réduite à 80 caractères. De la même façon je pourrais, si je ressens avoir la capacité de le faire, créer une manière d'afficher le langage inclusif dans mon site sans que cela empêche la lecture du speech-to-text. Mon site et son apparence seront toujours liés à une esthétique visuelle au final, mais ce n'est pas dans cela que mon design graphique se concentrera.

Tant que l'on est sur la question des ressources, tournons nous vers une spéculation future: si la crise énergétique et climatique ne cesse d'augmenter, nous verrons un jour où faire tourner un ordinateur et l'utiliser de la même manière qu'aujourd'hui reviendrait à beaucoup plus cher (non pas financièrement seulement mais en proportion aux ressources disponibles). Il est très possible que la seule interface qu'on puisse avoir à ce moment soit la ligne de code. Il existe déjà des outils fonctionnant sur le réseau internet, mais non pas web, qui passent par un protocole beaucoup plus simple pour montrer des informations: c'est le cas de Gemini, un protocole qui charge des lignes de texte dans le terminal et nous affiche des sites entiers. Ainsi, j'ai créé ce qu'on appelle une "capsule" Gemini (en soi, un site) qui n'est qu'une série de caractères, mais qui me permet d'avoir un blog et de consulter d'autres blogs dans l'espace Gemini, uniquement à travers le terminal, ce qui rend possible l'utilisation minimale de ressources pour surfer et lire des articles, des écrits, et même télécharger des images et autres fichiers par des liens. Gemini pourrait marcher sur un terminal sans fenêtres, sans effets, couleurs, ou navigateurs lourds, dans un futur de ressources peu disponibles. Cela dit, chaque site Gemini produit une esthétique propre à lui même, en utilisant du ASCII art, une disposition différente des éléments, etc.

Où est le graphisme là dedans?

Le graphisme là dedans revient surtout dans le fait que quoi que l'on fasse, qu'on touche ou non à des outils graphiques, l'objet final finira toujours par produire une image spécifique, un arrangement, un questionnement, ou une démarche graphique.

J'ai écrit ce texte particulièrement pour parler du fait qu'en tant que designerureuses graphiques, on peut parfois se passer d'outils ou de conceptions qu i reposent largement sur le visuel pour interroger plus profondément la partie "design" que la partie "graphique". Cependant, je ne suis pas de l'avis qu'il faut totalement s'en défaire, et je ne souhaite pas dénigrer le travail graphique de quiconque. Il est évidemment possible, souhaitable, et beau de mélanger les deux approches, pour s'en sortir avec un domaine du graphisme qui s'interroge, change, se mue, se défait, refait, et construit de nouveaux prismes à travers lesquels voir le monde.

Le graphisme anarchiste est trop redondant et fermé

[[27-02-2024]]

Le graphisme anarchiste se fie trop à certains codes normés et stricts de symbolisme et de présentation. Je parle ailleurs du caractère hétérogène des créations graphiques anarchistes, et de la présence néanmoins de certains codes visuels. Ce sont justement ces certains codes qui font l'objet d'une de mes critiques en amont. Il me semble contreproductif de parler d'anarchisme comme un changement, un éclatement du statique, et un requestionnement des mythologies, et de voir à coté une reproduction des mêmes codes graphiques tout le temps. J'étais parti avec l'idée que la quasi-totalité des images produites par des anarchistes contenaient des symboles récurrents. Les affiches contenaient obligatoirement du rouge et du noir, à l'honneur du drapeau anarchiste-communiste. On voyait souvent des poings levés, ou des personnages en balaclava, pour représenter les luttes sur la rue ou une incitation au militantisme. Il y avait la sainte trinité symbolique anarchiste - le A encerclé "parce que l'anarchie c'est l'ordre sans le pouvoir", le chat noir des "wildcat strikes", le drapeau noir anarchiste. J'étais persuadé que ce réemploi constant des symboles indiquait un manque de volonté d'évoluer, et par conséquent créait une "identité" figée qui risque de ne pas se questionner assez.

Qu'on se le dise clairement, la visée des objets de propagande n'a jamais été pour le grand public. Tous dans le mouvement savent qu'il s'agit d'un point de vue très radical et tranché sur le monde. L'idéologie est dure à accepter si l'on n'est pas au moin un peu proche des questions qu'elle pose. Et pourtant, l'idée est bien de partager le savoir et l’œil critique avec l'ensemble de la population que l'anarchisme est censé défendre et représenter. Pour ce but noble ne faut-il pas ouvrir au moins la propagande de telle façon à ce qu'elle ne soit pas rejetée au premier regard? L'ensemble des symboles récurrents auxquels je fais référence dans le paragraphe précédant ont une deuxième particularité. C'est celle de la violence visuelle qu'ils mettent en place. Trop de "foutons le bordel" ne donne pas l'impression d'une idée politique sérieuse ou viable, et la plupart des gens auront peur à la pensée d'approcher ce milieu. Realpolitik mélangée aux pratique d'"optics", je l'admets. Mais si on veut convaincre... il faut bien trouver un moyen d'être pris au sérieux.

Le graphisme anarchiste ne donne pas envie

[[13-04-2024]]

Le no-design dedans:

La plupart des productions visuelles anarchistes circulant par des publications de format cahier imprimé, c'est à travers ce medium qu'on se fait aussi une image, moi y compris, de la pratique du graphisme par les anarchistes. Et quand je dis qu'il ne donne pas envie, j'entends que le document final n'a pas une particularité d'attrappe-l'oeil. Pour quelqu'un qui est intéressé comme moi, trouver des pamphlets et publications anarchistes donne bien sûr envie de se plonger dans les sujets étudiés à l'intérieur. J'ai envie de savoir et comprendre ce qui y est écrit, mais peu me donne envie de lire. Lire un livre ou une édition, c'est une activité particulière, on y sous-entend s'asseoir, ou du moins trouver une position confortable du corps, lever ses bras et les tenir eux aussi dans une position confortable pour avoir le texte à une bonne distance, feuilleter les pages et tenir l'édition, et enfin pouvoir oublier ou du moins étouffer son environnement et les signaux de son corps pour pouvoir pleinement se plonger dans le texte.

Surtout, quand il s'agit d'un ouvrage qui ne relève pas de la fiction ou du narratif, mais qui demande un soin particulier à la compréhension de concepts, d'idées, de logique ou de déduction, et qui passe par la possibilité de scrutin et de désaccord avec ce qui y est écrit, il faut laisser place mentale au raisonnement, à l'esprit critique. Bref, il faut un espace de libre dans lequel déployer ses idées et réfléchir. Si l'environnement de la lecture est trop perçant, on n'y arrivera pas. Cet environnement peut être partiellement masqué par le design typographique de l'édition. Je ne parle pas ici de belles lettrines, de décor de marges, ou d'illustrations, bien que celles-ci ont particulièrement un effet d’attrape-l’œil qui peut aider. Je parle plutôt de la taille des dites illustrations, du corps de texte, de l'épaisseur des marges, de la typographie choisie, et de la composition des paragraphes.

C'est ici que j'ai rencontré un problème. Dans beaucoup de pamphlets anarchistes que j'ai rencontré, ces propriétés qui forment en fait la mise en page ont l'air d'être non-choisies, enfin choisies par défaut. Pour quelconques raisons, dont la plus important, je le suspecte, serait peut-être que la personne publiant le pamphlet ne pense pas pouvoir s'attaquer à la pratique de la mise en page, les propriétés ont bien l'air d'être laissées telles que l'éditeur de texte les a faites. Or ce "par défaut" n'est pas neutre du tout. Il dépend du logiciel qui a généré la version imprimée du document. De loin le plus utilisé et démocratisé de ceux-ci est Microsoft Word, qui n'est autre qu'un outil de bureautique. Il s'en suit que la typographie, la hauteur des lignes, la largeur des marges et des images, est déterminée non pas par pur "défaut" mais par l'utilisation la plus fréquente du logiciel, c'est à dire l'application dans les bureaux, qui elle n'a pas à priori de fonction de propagande quant aux documents circulés. Elle n'a pas pour but premier de convaincre, de faire désirer, de créer polémique et conflit, mais simplement de transmettre des informations. Cette configuration de la page ne rend pas impossible bien sûr l'application propagandiste de documents, mais elle ne la prend pas du tout en compte. Pour rendre cette dernière plus efficace et propice à susciter des réactions, ou même simplement pour faire en sorte que le document soit lu mais aussi réfléchi, il faut se pencher avec un regard critique sur ce "par défaut" à l'heure ou il est encore trop appliqué dans le domaine anarchiste.

Le deuxième problème, bien qu'un peu moins important, est le besoin d’attraper l’œil du potentiel lecteur. Avant même qu'il ait pris le document en main, suggérer un intérêt à le lire. Bien sûr ici rentrent en compte trop de choses, telles que le papier utilisé, la présence ou absence de couleurs, les illustrations utilisées, la particularité d'une couverture différente du reste des pages, etc. La mise en place de ces dispositifs est parfois bien trop liée au budget de l'élaboration et impression d'un tel document. Le papier autre que celui de bureau doit être cherché plus soigneusement et parfois coûte plus cher, l'impression en couleur coûte elle aussi plus cher, sans même compter l'utilisation possible d'une autre méthode d'impression, et le découpage et la finition pour ne pas tomber sur un format standard A4 ou A5 prennent aussi si non de l'argent, alors du temps. Je suis ainsi plus enclin a laisser passer cette partie là. Quoique, prendre une rame de papier coloré 80gr et choisir une typo de titre plus attrayante, sans y penser des jours entiers, seraient un bon compromis qui ne coûte pas non plus plus cher et qui ne prendrait pas beaucoup plus de temps.

Mais bon, vous avez vu et vous allez voir, cette question j'y ai répondu ailleurs en me rendant compte de mes biais, et de certains bénéfices qu'apportait l'approche anarchiste pour ce type de création.

Les lieux où je trouvais ces images

[[06-03-2024]]

Un des problèmes de l'avancement du projet était aussi que les lieux de ressourcement de ces images étaient peu disponibles. J'ai fréquenté des cercles anarchistes dans le passé. En 2019 et 2020 j'ai fait partie d'un centre social à Sofia, en Bulgarie, où j'ai contribué à la vie collective et à la gestion du projet. A ce moment, mes liens avec les divers groupes anarchistes étaient proches et actifs. J'étais au courant des évènements locaux, de la vie de la communauté anarchiste, et j'étais surtout en contact proche avec ces gens - je faisais partie de la communauté. C'est quelque chose que j'ai perdu lors de mon déménagement à Bruxelles. Progressivement, mon implication dans la vie du centre social avait de moins en moins de sens, comme j'étais loin de la vie active. Le sentiment de plénitude et de vie active que me donnaient l'entraide et l'énergie que j'ai mis dans le projet sont à ce jour un aspect irremplaçable. Faire partie d'une épreuve collective pour œuvrer vers des perspectives meilleures du futur, une relationnalité de confiance et à pied d'égalité n'entravait pas mon individualité, mais au contraire la complémentait en combattant les démons du désespoir, du manque de sens. En contrepartie, à Bruxelles, je n'ai pas trouvé un tel groupe, et mes connaissances locales sont trop peu, et trop peu proches des idées anarchistes pour en commencer un de moi-même. J'ai réussi à visiter le projet Acrata une seule fois avant qu'il ne soit arrêté. Tout cela pour dire que si je n'avais pas un contact réel avec ces cercles, c'est sur internet que j'essayais de m'accrocher au peu restant du semblant d'une telle expérience. Les pages Instagram et Facebook, les blogs anarchistes, les sites d'annonces d'évènements et de squats, et les communautés reliées à l'anarchisme sur Reddit étaient les principaux lieux où je pouvais trouver des informations relatives au sujet, même avant de commencer ma recherche de Master. Inutile de préciser alors que ces mêmes lieux étaient aussi les sources principales de cette imagerie que j'ai collectionné. Ce n'est que plus tard, il y a maintenant quelques mois, que j'ai réalisé pourquoi je m'empêchais si brutalement de continuer ma quête, pourquoi j'ai arrêté d'accumuler les images, et pourquoi je n'en ai même pas dépassé la centaine. Ces images n'avaient aucune valeur sentimentale pour moi. Elles n'étaient pas vivantes et à mon égard elles ne l'avaient jamais été. Je faisais la tâche longue mais simple d'une bête machine à tri sur internet. Un web crawler (un programme qui parcourt le web) aurait fait un meilleur boulot. Ces images ne faisaient pas partie de mon quotidien, leur situation (placement spatial et temporel) m'était inconnue et n'évoquait aucun conflit ou lutte activement. Bon, je vais m'expliquer, puisque ça a l'air bien vague, même à mes yeux dix secondes après l'écriture de la phrase.

Prenons un exemple. Le Bastion Social à Lyon était un lieu social qui donnait refuge aux "français de souche" à la rue, principalement composé pour laver l'image des militants identitaires et des GUDistes (Groupe Union Défense, un groupuscule néofasciste issu d'anciennes affiliations nazies) auprès du grand public. Supposons que je sois tombé sur plusieurs stickers et affiches antifascistes entourant le quartier ou la rue. Ce serait là la découverte personnelle d'un lieu de conflit affirmé, dans lequel en plus je serais impliqué rien que par ma position antifasciste en général. Un tel sticker, même seulement photographié par moi-même, aurait une certaine valeur sentimentale, un poids d'investissement et un ressenti fort. Ca, c'est de la matière vivante, une image, un document, vivants. Face à cette présence mouvementée, une image trouvée sur internet issue d'une archive, ou d'un énième partage sur les réseaux sociaux, n'a ni résonance ni mouvement, ni poids ni affect. Même si consciemment c'est logiquement un document d'intérêt, inconsciemment rien ne m'y attache, et il ne provoque aucun mouvement supplémentaire en moi.

Je comprends maintenant pourquoi tenir une telle collection d'images mortes n'a jamais abouti à quoi que ce soit. Ce n’était pas ces images là que je devais prendre, et par une panique et par manque de matériel autrement, je l'ai pourtant fait. J'ai forcé ma main jusqu'au moment où il était trop tard pour recommencer le mouvement. Et comme toute chose forcée, elle a eu besoin d'un temps de guérison qui m'a apporté ces réalisations.

Préjugé du projet

[[15-02-2024]]

Je suis en effet parti avec une présupposition mal formée dès le début de cette recherche. Depuis le début, je considérais ma critique du graphisme des milieux anarchistes à travers sa représentation la plus propagée: celle des zines.

Fanzines, magazines, fascicules, parfois même livres, la forme imprimée hébergeant du graphisme, de loin la plus présente et reconnaissable des milieux anarchistes est celle de la publication de contenu textuel. C'est là qu'une grande partie de la théorie naît. C'est là qu'on trouvera l'opinion, la discussion, l'établissement de discours qui feront bouger les pratiques et les alliances diverses des groupes anarchistes.

Bref, j'ai attaqué le sujet avec la présupposition suivante: Les objets de publication anarchiste ne sont pas (assez) attirants.

En effet, souvent, on trouvera des zines de 8 pages, formatés sur Word ou un autre programme de formatage de texte basique, présentant en 1e de couverture une illustration ou une image de basse qualité, une typographie de titrage qui, certes, est choisie pour son impact (souvent des grandes lettres en gras) mais est sortie tout droit du tiroir de typographies préinstallées, un cadrage moyen (probablement avec les marges par défaut de Word). La forme du texte courant aussi est formatée souvent avec un manque d'attention, en prenant les options par défaut, souvent peu agréable à lire.

Résultat: un objet qu'on prend, on lit rapidement, et on oublie ou jette.

Ma présupposition plus haut était que les objets ne sont pas assez attirants pour les personnes extérieures au mouvement. Il est moins important de communiquer de la théorie anarchiste à un convaincu qu'à un potentiel nouvel arrivant. Ces couvertures dégagées, le papier de bureau basique 80g, le format A5 agrafé, imprimé en noir sur blanc, ne font pas du zine imprimé un objet qu'on aimerait garder.

Une des seules raisons pour lesquelles je n'ai pas oublié l'existence du zine "What About The Rapists" dans ma bibliothèque est le fait que, étant trop épais pour être agrafé, le zine m'a été donné en feuilles volantes, et j'ai eu l'idée un jour de le relier avec un fil rouge. Le soin pourtant ni professionnel ni très bien exécuté que j'ai mis dans l'entretien de l'objet en fait aujourd'hui lors de discussions autour de la police, la justice, et la violence sexiste, une référence principale.

Quand j'ai lu le petit essai "Vers l'anarchisme" (Verso l'anarchia) d'Errico Malatesta, probablement un de mes théoriciens et activistes préférés de la Belle Époque, j’eus l'idée immédiate de le mettre en forme et le distribuer dans le centre social auquel j'étais lié. Soigneusement, j'ai choisi format de page, nuances de gris, typographies et éléments graphiques de couverture, pour que cette impression sorte du commun, qu'elle soit agréable à lire, à partager, même à garder chez soi. Ce pour un texte qui ne faisait qu'une page, que je décidai de mettre en avant puisqu'il serait une bonne introduction à la pensée anarchiste que je soutenais.

Mon opinion sur ces objets et leur graphisme était et est toujours valable, mais n'implique personne d'autre. Mes préjugés, eux, impliquaient tout le monde anarchiste. Ici était le problème: je m'attaquais à tout sans m'en rendre compte, feignant une objectivité de spécialiste graphiste. Mon jugement tombait non pas sur le graphisme dans les milieux anarchistes, et donc en partant d'un point de vue de milieu anarchiste, mais sur le graphisme anarchiste en son existence propre, ce mélange inséparable une fois créé, que je foudroyais d'opinions venant d'un positionnement de la discipline graphiste au large. La spécificité du graphisme anarchiste, c'est qu'il n'est pas seulement un graphisme appliqué à un certain milieu. c'est un produit d'actions, pratiques, et comportements anarchistes appliquées au domaine et à la discipline graphiste.

En bref, la raison de mettre en forme d'une façon ou d'une autre, n'en avait rien à foutre du graphisme. Tout se fait dans le but de l'anarchisme. Qu'une couverture ressemble à un flyer pour un chat perdu ou à un livre d'Experimental jetset, le seul questionnement est celui sur l'édition: le contenu, le titre, et au plus loin, la lisibilité, tout en maintenant en tête la plus importante des questions "est-ce que ça peut se propager facilement?" - Le prix d'impression et la facilité de réplication sont ici primordiaux. Un zine anarchiste ne vit pas en tant qu'objet, sinon en tant qu'idée. Si on rentre trop dans le graphisme, qu'on le rend trop objet, il finira par céder son idée, l'anarchisme, pour devenir un produit de luxe, prêt à la vente.

Ou bien je me trompe quelque part, et ça n'est pas la première fois, donc ça ira. Lors de mon activité au sein du centre social cité, je prêtais une attention singulière au graphisme, en créant les affiches de concert, de présentation, en parlant de possibles modifications au site.

Je prenais mon rôle au sein du collectif, et au sein des constellations anarchistes au large comme un rôle de soutien basé sur le graphisme. Retravailler la présentation pour accueillir, convaincre, faire penser le plus de personnes possible. Mais ce rôle faisait surtout sens par ma présence et mon implication dans le collectif. On acceptait et on encourageait mon intervention graphique, puisque je venais aussi aux réunions, j'aidais à ouvrir, maintenir et fermer le lieu, tâches simples et ennuyeuses qui pourtant prouvaient que mon intérêt était plus que l'embellissement graphique.

Là-bas, je ne critiquais pas de l’extérieur autant que je formulais des propositions par l'intérieur. La raison de faire se transformait de "ceci marche bien graphiquement" à "ceci marche bien pour le collectif et ses activités" par ma simple adhérence au quotidien du collectif.

Ici vient la deuxième réponse au sentiment d'échec que j'ai eu lors du projet entamé de master: Si on considère le graphisme comme un langage, il est moins important de dire que de faire.

En synthèse des deux conclusions, opérer un regard critique sur la communication anarchiste par le prisme du graphisme, c'est dire. C'est ne pas impliquer le faire, qui est la participation active et sans arrière-pensées dans les rouages d'une nébuleuse anarchiste, qui donnerait plein sens à la forme que prennent les publications anarchistes, et annulerait même le besoin de dire quoi que ce soit. Seulement dire, ce serait très vite tomber, par le fait de feindre une neutralité qui derrière elle cache un point de vue spécifique (celui du graphisme institutionnalisé duquel je viens), dans une simplification et une essentialisation des publications anarchistes comme rien de plus que des objets graphiques à décortiquer.

"Quoi? Le graphisme de ce zine ne te plaît pas? Ben fais mieux alors. Mais fais."

Représentation anarchiste vs acte de création anarchiste

sur la non-spécialisation de la discipline

[[20-03-2024]]

Je tiens à insister sur détail particulier du langage utilisé dans ma recherche. C'est quoi au juste, un graphisme anarchiste? Je vois deux façons d'y penser qui relatent de dimensions complètement différentes.

La première, c'est la plus évidente. Le graphisme anarchiste ne serait rien d'autre que le résultat d'une action de mise en forme, qui finit par représenter le mouvement anarchiste par des symboles visuels ou des slogans ou figures. Un graphisme anarchiste serait par exemple une affiche de propagande avec une dépiction du chat noir, symbole des "wildcat strikes", les grèves organisées non pas par des leaders de syndicats mais par les travailleurs eux-même. Ou bien une affiche sciée diagonalement par la séparation de la couleur rouge et de la couleur noire, avec un slogan "Ni Patrie Ni Patron". Ce serait un objet d'étude pour les historien.nes de l'art, pour les sémiologues. L'image prend précédence sur tout. L'acte de création est moins important. Que ce soit un.e graphiste professionnel engagé.e par un collectif, un.e illustrateurice qui a fait ça par sa propre initiative, ou un groupe de personnes qui s'est assis et qui a discuté en amont sur l'image, si le matériel visuel est de caractère anarchiste ou convergent à ces luttes, il s'agit sous cette façon d'y penser à un graphisme anarchiste.

De cette façon se produisent la plupart des images, y compris dans les milieux militants collectifs. On demandera souvent à quelqu'un de particulier de travailler les images qui seront sorties d'un groupe. Cette personne est souvent désignée parce qu'elle a une connaissance technique, ou en tout cas en au plus que les autres. Elle peut dessiner, elle fait des études d'art, ou elle connaît les logiciels nécessaires pour créer des affiches.

La deuxième est moins évidente et implique des dynamiques de groupe. Ce n'est pas l'image à elle seule qui donnerait le caractère anarchiste au graphisme, mais le processus de création.

[[11-04-2024]]

Dans ce cas, il s'agirait que l'image, quelle qu'elle soit, ou l'édition, ou la typographie, quelles qu'elles soient, soient enfantées par une dynamique collective et non reléguées à un spécialiste. Un spécialiste, par sa connaissance profonde technique et ses habitudes d'exercices mentaux quant à la sémiotique de l'image, a la liberté d'exercer un pouvoir sur la création, et donc d'impacter plus loin la lecture d'un artefact, sa réception. Il est tout à fait interventionniste sur l'information que le groupe commanditaire veut transmettre. Nier ceci serait comme dire qu'un artiste passé par une école d'art et quelques expositions serait capable de créer de l'art brut. Pishposh. Cela n'est pas pour juger cette intervention de bonne ou de mauvaise, mais simplement d'affirmer qu'il a le pouvoir de changer par lui seul le sens véhiculé par une création graphique. Tout comme un système de production basé sur l'existence d'un patron ne sous entend pas théoriquement que ce dernier ferait bon ou mauvais usage de son pouvoir sur les travailleurs. On pourrait, dans les termes techniques, s'imaginer un patron qui travaille tout autant dans l'entreprise que ses employés, et bénéficie de moins que le moins payé de ses "subordoné·es". En pratique... c'est évidemment complètement erroné de penser ainsi. Et à moins de pouvoir mentalement changer les esprits de tous les directeurs généraux d'entreprise, il faut se rendre compte que le problème provient du pouvoir qui est donné au patronat, qui est un rouage dans un système oppressif, et non pas de la nature bonne ou mauvaise du patron. De la même manière, le pouvoir donné au spécialiste graphiste est, dans cette définition là du graphisme anarchiste, entièrement contraire aux principes et aux pratiques anarchistes. A l'encontre de ce modèle, une production graphique qui impliquerait au moins à une étape l'intervention d'une dynamique de groupe pourrait être d'une pratique proprement anarchiste. Cette étape n'a pas besoin d'être celle de l'application plastique dans la matière visuelle, comme par exemple l'impression en sérigraphie, le remplissage de couleurs, ou l'élaboration d'un document sur un ordinateur. Elle peut tout autant se faire par une prise de décision verbale sur le contenu, le ton, le sous-texte du résultat. Il me semble que cette définition est, si non la plus souvent appliquée, celle qu'on se doit de retenir. Elle traduit des méthodes qui mettent en pratique le conflit et les désaccords sans donner le monopole décisionnel d'une personne supposée spécialiste, et par ce fait s'inscrit dans les tenants et aboutissants souhaitables de l'anarchisme. Et puis, c'est quand même plus beau, plus libre, plus honnête et carrément moins mystifiant de la pratique graphiste. Il nous faut une pratique de l'image qui soit libératoire.

Sortir de la 'tradition', arrêter de se bloquer dans les années glorieuses, accepter aujourd'hui

[[11-04-2024]]

Pourquoi on dépeint toujours les mêmes têtes? Je voulais voir d'autres personnes que celles impliquées entre 1880 et 1920, même si je les aime beaucoup. Voilà, c'est un peu tout sur ce sujet en fait, pas grand chose à dire de plus. Arrêtez avec les barbus.

Un regroupement, une base de données, une collection?

date: [[06-03-2024]]

Ici se pose la question du terme mis à l'utilisation. Une base de données est un terme très large qui n'apporte pas plus de clarté à la recherche. Ce mot suggère aussi, du moins de mon point de vue, un aspect de taille. Quand je pense à une base de données, je n'imagine pas simplement un regroupement d'images de quelconque taille, mais une compilation conséquente qui peut prendre plusieurs heures à parcourir entièrement. Il s'agirait aussi de placer le contexte sur chacune des images pour en voir la date, le lieu, les auteurs ,et peut-être aussi le sujet, sachant que les pratiques anarchistes et les fronts de lutte sont pluriels et interconnectés. Je n'avais pas encore regroupé une somme considérable d'images, et la façon dont j'en avais fait l'acquisition ne permettait pas toujours de retracer le contexte de création. Sur les publications, on pouvait facilement retrouver les dates et potentiellement le nom du groupe qui les a édité. Sur les posters d'évènements la date et le lieu étaient clairs, mais pas sur les affiches de propagande, où on pouvait parfois retrouver les logos des collectifs ou des signes démarquant le type de lutte, mais sans lieu ni date. Pour ce qu'il en est des stickers et images singulières, les informations sont encore moins présentes. "Base de données" n'était donc peut-être pas un terme approprié à mes yeux. Place à l'archive, qui a le bénéfice de ne pas toujours paraître grande, mais où la même problématique de structure se pose: je n'ai pas toutes les informations nécessaires pour permettre un tri par quelconque angle d'attaque. En plus de tout cela, L'archive entend un aspect d'unicité des éléments. J'ai vu passer un commentaire particulièrement aigri, quand j'ai tenté de demander à la communauté Reddit 'r/archivists' de l'aide pour trouver les bons outils pour organiser une archive numérique. Une personne était particulièrement contrariée de me voir sous-entendre que mon activité se rapprochait de la sienne. Comique.

Oui, c'est de la gestion de biens digitaux. Les archivistes sont des gardiens de matériaux historiques uniques. Ce que tu fais c'est compiler des images qui existent déjà (en espérant qu'elles sont libres de droits) [...] Source: Reddit

Mis à part le ton condescendant de ce chevalier contemporain de la matière historique, il est vrai que la pratique n'en était pas une d'archive. Je m'attaquais plutôt à une collection. Une collection commentée et particulière certes, mais sans les tenants et aboutissants de ce que j'aurais (à priori) le droit d'appeler une archive.

[[16-03-2024]]

Ici vient le sentiment (et le syndrome) d'imposteur: je fais quoi, si ce n'est pas de l'archivage et pas de la création, si ce n'est pas une base de données et donc un service de renseignement et ressourcement? Je collecte des petits trucs de mon côté. Super mais à quoi bon? J'ai un certain intérêt dans ce domaine, faisant partie autant du monde anarchiste que du monde graphiste, certes. Mais je n'ai pas l'outillage ni le montant de données nécessaires pour donner une importance plus-que-scolaire au projet. [[Pour en finir avec ce satané mémoire]]. En tout cas les raisons de continuer s'effondraient progressivement au fur et à mesure des rendez-vous avec les profs, et avec le temps que je prenais pour méditer sur la direction du sujet. Deux ans, c'est trop peu pour une vraie recherche, mais deux ans c'est en même temps très long, assez en tout cas pour se poser toutes les questions, s'effondrer de fatigue mentale face à ce que je ressentais comme un mur impénétrable de tâches. Assez pour imaginer tous les possibles scénarios d'échec et toutes les raisons de ne pas faire le travail sous la peur de réinventer la roue, ou inventer la roue carré, ou de déconstruire la roue au point ou elle n'est plus que matières premières. Les matières premières, c'est bien connu, ne roulent pas. Bref, deux ans c'est le temps pour se mettre un bâton dans les roues.

Le projet ne m'intéresse plus. En tout cas je ne suis pas démangé par la pensée à ces images, la faim de curiosité et le besoin de pondre des proto-réponses-questions n'est pas présente. C'est peut-être le fait que j'ai catégorisé la recherche dans la case obligatoire, au rang de mémoire de master. Faire passer ça en mémoire, c'est y mettre une note, sur vingt. Y mettre une note, c'est le lire d'une façon à pouvoir l'analyser. Et pour cela il faut qu'il soit lisible, et donc ordonné et structuré, et donc stérilisé du chaos qui règne dans ma tête. Et donc c'est être malhonnête. Et si on est malhonnête en école d'art, à quoi bon? En tout cas c'est comme ça que c'était dans ma tête.

Le sujet par contre m'intéresse encore. Mais j’ai beaucoup à apprendre, et ai besoin d'un temps certain pour penser à tout ça dans le calme, sans la pression de production théorique ou pratique. Je vais sûrement y revenir dans le futur proche. Refaire un mémoire n'est pas dans les plans. Sortir des productions, oui. Mais d'abord, en sortir de cette étape autophage.