Le Design graphique doit-il toujours être visuel?
— published on 17·02·24Le design graphique est très (voire trop) souvent envisagé comme de l'art visuel au service d'un·e commanditaire. Il s'agirait de créer quelque chose de beau, de cool, d'impressionnant dans le cadre d'un objet multiple: un logo, une affiche, une publication, un site. Bien que ce côté n'est pas à négliger du tout, restreindre à ça le domaine et la pratique du design graphique nous éloigne du concept-même du design.
La pensée qui rentre dans une conception graphique, donc un concept, intègre beaucoup d'autres actions. Il faut tout d'abord penser au groupe visé, le target-audience dans des termes de marketing. Qui le verra, où, dans quel contexte, et comment iel sera accroché·e à la chose représentée par le design? Quel chemin parcourra son regard? Comment verra-t-iel qu'iel est ou non bienvenu·e? Quels matériaux hormis les pigments utiliser, finalement avec quelles techniques derendu, et quelles techniques de conception?
- Si on fait du graphisme pour des graphistes, de manière autotélique ou autoréférentielle, alors on peut imaginer le design comme objet-en-soi, et il n'a pas d'autre visée que de se proposer. A ce moment là toutes ces questions feront référence à une philosophie du design. Ex: quand on a un postulat de ne faire du graphisme qu'avec des outils libres, on envisage une proposition philosophique: repenser la pratique entière du design.
- Dans le cas contraire, si le graphisme est d'une utilité (publique ou privée, marketing ou non) alors il sera principalement en application à une conception plus vaste, au service de l'objet qu'il représente. Alors, les questions ci-dessus porteront sur un projet particulier. Ex: choisir d'utiliser les outils libres pour le design destiné à une asbl permettrait à cette dernière de s'emparer des fichiers, de les retravailler si besoin.
- Néanmoins on peut évidemment mélanger les deux cas.
- Dans les deux cas, beaucoup d'enjeux rentrent avant, pendant, et après l'application plastique et visuelle, le tracé de lignes et le remplissage de couleurs. On peut alors penser à une pratique du design qui place peu d'importance sur le contrôle direct du rendu visuel d'un objet. On se retrouvera à poser des questions d'usage, de distribution, d'accessibilité, de modification, de licenses, et de choix d'outils.
Distribution
La distribution d'un objet graphique est en relation directe avec la complexité du rendu visuel. En premier lieu, il y a les contraintes technologiques. Imaginons un livre avec une couverture de papier déjà pigmenté, un titre imprimé en encre pailletée dorée avec du grain, et embossé. Ce type de rendu final restreint fortement les endroits où l'on peut l'imprimer, sans oublier les coûts de production. Dépendamment du budget, le nombre de copies éditées sera moindre, et la circulation sera empêchée. En plus, le livre prendra la valeur d'un objet de luxe, et un·e acheteur·euse pourrait être moins enclin à le prêter, l'amener quelque part. Iel pourraît même se voir restreindre la position ou le lieu de lecture, l'utlisation de post-its ou d'annotations en marge. Ici, bien que ce soit le rendu visuel qui implique tous ces questionnement post-conception, les enjeux sont loin d'être simplement graphiques.
J'ai moi-même longtemps eu une difficulté à comprendre les choix faits dans le design des zines propagés dans les milieux anarchistes et révoltés. Ici on retrouve un plein sens à ces pratiques: les zines sont parfois mis en ligne en deux versions: une version "normale" et une "low-toner" qui visa à minimiser l'utilisation d'encre, et donc permettre plus de copies. Souvent, les zines sont composés en agrafant des feuilles simples A4 ensemble: bien qu'il s'agisse d'un format peu original, il permet la photocopie, le scan, et la réimpression faite maison à quiconque. L'utilisation de noir et blanc est elle aussi dans un enjeu de permettre l'utilisation de toute imprimate sans erreurs. Quant aux choix de polices de caractères et des illustrations, il faut basculer du coté conception: Ce ne sont pas des spécialistes qui créent ces zines mais des convaincu·es avec leur mot à dire. Ansi, peu d'importance est donnée, autant par le créateur que le lecteur, à l'aspect visuel. La police doit être facilement lisible et imprimable, et celle du titre doit être plus frappante, attirante. Ce sont là des choix de non-design ou anti-design faits pour remédier à des usages précis.
Choix d'outils
Le choix d'un outil est en général le dernier choix de la liste, car il devrait à priori être choisi par pertinence par rapport à ses fonctions. Ainsi, dessiner une typographie n'impliquera souvent pas un logiciel de dessin en raster, comme modifier ou développer une photographie n'implique pas les outils web. Mais pourquoi pas? Souvent, c'est par choix de facilité qu'on prend un outil ou un autre, suivant ses dispositions, mais surtout suivant les exemples qui nous sont donnés. Le corpus de tutoriels, guides, et astuces pour un outil ou un autre seront orientés vers un usage restreint, et on s'imagine qu'il n'est ni pertinent, ni judicieux, et parfois qu'il est dangereux de choisir un outil non-destiné à la pratique qu'on souhaite faire.
Et si on s'imaginait créer une page web avec un outil de peinture digitale? Celà viendrait à "hacker" un outil, à détourner son usage, parfois non pas pour des questions visuelles mais plutôt conceptuelles. Le geste de débloquer, détourner, circuit-bend-er un outil peut prendre plus d'importance que le rendu final (en termes de visuel et d'expérience-utilisateur·ice) car il a la puissance de questionner la catégorisation d'un outil, et au plus large, nos aprioris sur le monde et son fonctionnement. Après Matisse qui libère la couleur et les cubistes qui libèrent la forme, place aux hackers qui libèrent l'outil.
On peut de la même façon s'imaginer une pratique du design dans le noir. Celà viendrait à dire de faire du design sans le regard penché sur le rendu progressif d'un objet-image. Les nombreux outils en ligne de commande qui servent à modifier une image, une typographie, une vidéo... n'ont pas un écran à travers lequel montrer l'effet de leurs actions. On pourra jouer à les assembler, enchaîner, laisser cours aux fonctions aléatoires ou au placement algorithmique. Aussi le rendu pourra-t-il être lu par une forme de Computer Vision qui essaierait de "déchiffrer" une image qui sera aussitôt supprimée, dans un fichier texte. Du text-to-speech, et voilà un exemple de pratique du design qui relève une conception visuelle mais un rendu sonore. Et pourquoi faire? Pour dire quelque chose, pour renier l'image, pour offrir une image-inaire aux personnes malvoyantes, pour designer un évènement autour de la littérature. Les usages sont multiples, et aucun d'entre eux n'impliquerait le fait de fabriquer une image comme on a l'habitude de le faire, c'est-à-dire devant un canevas, avec une mimique des gestes manuels de composition.
Accessibilité
L'accessibilité ne se définit pas seulement par le degré d'ouverture publique d'une chose. Si je dis que mon disque dur est ouvert à toustes pour l'utiliser, mais que je ne dis pas où, ni comment y parvenir, est-il réellement accessible? De la même façon un jeu en ligne est-il accessible s'il n'est pas catalogué et référencé dans plusieurs espaces numériques? Comment créer une affiche qui devra être collée à 10 mètres du sol, ou pour revenir aux questions posées lors de l'exode de l'imprimé vers les écrans il y a plus d'une dizaine d'années, comment changer un logo pour qu'il apparaîsse de la même façon dans un magazine et dans un site web?
Un cas précis: les sites web. Aujourd'hui tous les grands navigateurs web intègrent l'éxécution de code JavaScript. Parfois celà revient cher au niveau des ressources de l'ordinateur qui accède à un site rempli de fonctionnalités JS. Des internautes avec beaucoup d'expérience vont parfois bloquer l'exécution de JavaScript dans leur navigateur par souci de ressources, de protection de données, ou de rapidité de chargement. Un site qui fait usage constant de ce langage apparaîtra très peu lisible dans ces conditions, si même il apparaît en premier lieu.
L'internaute avec une bande passante faible, une machine qui commence à se faire vieille ou un écran de basse définition pourra se voir virtuellement refusé d'accès au contenu d'une page web à cause de contraintes techniques: un trop long temps de chargement, des polices qui n'apparaîssent pas correctement (une situation qui a eu lieu lors de la dernière maintenance du site web de l'Erg), une importance placée sur des images très lourdes qui n'ont pas de texte 'alt' pour les décrire. Sans oublier les internautes avec souci de vue qui doivent se fier à un appareil text-to-speech qui traduira mal certaines stylisations dans le texte (comme par exemple ici le langage inclusif). L'éventail de soucis possibles grandit avec chaque adoption de nouvelle fonctionnalité.
- A ce point, lea designeureuse du site a le choix de sacrifier certains aspects qu'iel estime "gadgets" pour permettre l'accessibilité au site ou de rajouter ds fonctionnalités selon les usages. J'ai par exemple écrit mon blog de façon à ce qu'il apparaîsse avec la fonte sans empâtements de base de l'ordinateur pour ne pas devoir charger une fonte sur mon serveur, et je fais apparaître le contenu dans une seule colonne de texte réduite à 80 caractères. De la même façon je pourrais, si je ressens avoir la capacité de le faire, créer une manière d'afficher le langage inclusif dans mon site sans que celà empêche la lecture du speech-to-text. Mon site et son apparence seron toujours liés à une esthétique visuelle au final, mais ce n'est pas dans celà que mon deisgn graphique se concentrera.
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- Tant que l'on est sur la question des ressources, tournons nous vers une spéculation future: si la crise énergétique et climatique ne cesse d'augmenter, nous verrons un jour où faire tourner un ordinateur et l'utiliser de la même manière qu'aujourd'hui reviendrait à beaucoup plus cher (non pas financièrement seulement mais en proportion aux ressources disponibles). Il est trè possible que la seule interface qu'on puisse àvoir à ce moment soit la ligne de code. Il existe déjà des outils fonctionnant sur le réseau internet, mais non pas web, qui passent par un protocole beaucoup plus simple pour montrer des informations: c'est le cas de Gopher, un protocole qui charge des lignes de texte dans le terminal et nous affiche des sites entiers. Ainsi, j'ai créé ce qu'on appelle une "capsule" Gopher (en soi, un site) qui n'est qu'une série de caractères, mais qui me permet d'avoir un blog et de consulters d'autres lbogs dans l'espace Gopher, uniquement à travers le terminal, ce qui rend possible l'utilisation minimale de ressources pour surfer et lire des articles, des écrits, et même télécharger des images et autres fichiers par des liens. Gopher pourrait marcher sur un terminal sans fenêtres, sans effets, couleurs, ou navigateurs lourds, dans un futur de resources peu disponibles. Celà dit, chaque site Gopher produit une esthétique propre à lui même, en utilisant du ASCII art, une disposition différente des éléments, etc.
Où est le graphisme là dedans?
Le graphisme là dedans revient surtout dans le fait que quoi que l'on fasse, qu'on touche ou non à des outils graphiques, l'objet final finira toujours par produire une image spécifique, un arrangement, un questionnement, ou une démarche graphique.
J'ai écrit ce texte particulièrement pour parler du fait qu'en tant que designerureuses graphiques, on peut parfois se passer d'outils ou de conceptions qu ireposent largement sur le visuel pour interroger plus profondément la partie "design" que la partie "graphique". Cependant, je ne suis pas de l'avis qu'il faut totalement s'en défaire, et je ne souhaite pas dénigrer le travail graphique de quiconque. Il est évidemment possible, souhaitable, et beau de mélanger les deux aproches, pour s'en sortir avec un domaine du graphisme qui s'interroge, change, se mue, se défait, refait, et construit de nouveaux prismes à travers lesquels voir le monde.

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